Le journaliste camerounais Saïd Penda, Directeur d’Africa Médias & stratégies a bien voulu se prononcer sur le dernier ouvrage publié sur la crise ivoirienne. Il porte un regard très critique sur le rôle de l’ex-président Laurent Gbagbo, des raisons du soutien des camerounais à l’ex-Chef d’Etat ivoirien et surtout les raisons possibles d’une opposition des juges de la CPI à sa libération.
Bonjour Saïd Penda, Laurent Gbagbo avec l’appui de son ami François Mattéi a publié un ouvrage, Libre, pourquoi estimez-vous que M.Gbagbo s’est tiré une balle dans son deuxième pied?
Je parle d’une balle tiré par lui-même dans son deuxième pied car, en effet, il s’était déjà tiré une balle dans le 1er pied quand il avait, dans son précédent livre, confessé avoir financé à coup de milliards de F.CFA la campagne de Chirac. Incroyable geste de perpétuation de la Françafrique, que le manipulateur affirmait combattre, dans ses discours devant ses partisans. Dans ce 2e livre, il s’est donc attaqué au 2e pied qu’il lui restait, en affirmant que Ouattara n’était même pas qualifié pour le 2e tour de la présidentielle de 2010. Il a, écrit-il, insisté par personne interposée auprès d’Henry Konan Bédié pour lui demander de faire des recours afin de réclamer cette 2e place. Cette affirmation de Gbagbo suscite de notre part deux interrogations qui mettent à nue son caractère ridicule.
1-Pourquoi Gbagbo a accepté de participer au 2nd tour de la présidentielle avec un candidat illégal et comment se fait-il que le Conseil Constitutionnel qui lui était entièrement acquis a validé la supposée forfaiture de Ouattara ?
2-Comment la commission électorale s’est arrangée pour éliminer ainsi injustement Bédié alors que cette institution était présidée par un cadre du PDCI, le parti de M. Bédié ?
Non, tout cela est bien ridicule et il faudrait être le dernier des imbéciles pro-gbagbo pour croire encore à ses balivernes. Il se ridiculise et discrédite ceux qui ont réellement cru en lui et le soutiennent.
Le deuxième livre de Gbagbo révèle par ailleurs toute sa xénophobie et son tribalisme. Il revient tout le temps sur ces « étrangers » parlant des Africains vivant en Côte d’Ivoire. J’espérais qu’il avait fini par se cultiver un peu en prison et qu’il aurait, enfin, compris que le panafricanisme, mais aussi l’anticolonialisme dont il se réclame, c’est avant tout le refus de se reconnaître dans les frontières qui nous ont été imposées par le colon. Le panafricanisme c’est surtout l’acceptation de l’idée d’une Nation africaine. Or cette acceptation d’une Nation Africaine ne peut s’accommoder du rejet d’un Africain dans quelque pays du continent. D’autre part, lorsqu’on lit la condescendance avec laquelle il parle de ces « étrangers» africains dans son livre, c’est vraiment tout sauf des propos d’un panafricaniste. Si je n’avais pas su que le livre avait été écrit par Gbagbo, j’aurais cru qu’il s’agissait des propos de la raciste-xénophobe Marine Le Pen. En conclusion, sur le panafricanisme aussi, Gbagbo s’est moqué de ceux qui le croyaient pro-panafricain. Il ne peut désormais mentir qu’à ceux des imbéciles qui ont accepté de vivre dans l’obscurité d’un fanatisme forcément « imbécilisant ».
Dans un pamphlet très acerbe, vous dénoncez à mots peu couverts, ce qui vous apparaît comme une cécité collective de vos compatriotes camerounais face au « panafricaniste » Gbagbo. Pourquoi?
En réalité, ceux de mes compatriotes qui ont soutenu Gbagbo et dont certains continuent à le faire (ils sont d’ailleurs de moins en moins nombreux), ne savent rien de ce qui s’est réellement passé en Côte d’Ivoire. Les gens se sont contentés des discours et d’une posture en apparence anticolonialiste de Gbagbo pour lui accorder leur soutien. Dans une moindre mesure, Robert Mugabé, pour les mêmes raisons, était très populaire au Cameroun. Il faut savoir que le Cameroun traîne un vieux contentieux colonial non-résolu avec la France. Une guerre d’indépendance qui a fait des dizaines de milliers de morts, avec des villages camerounais incendiés par l’armée coloniale française, qui n’a jamais manifesté le moindre regret pour ces crimes contre l’humanité. Dans un tel contexte, l’anticolonialisme de Gbagbo ne pouvait que rencontrer beaucoup de succès au Cameroun. C’était l’occasion pour une partie de Camerounais de casser du Français, ne serait que dans le verbe. Mais les lignes ont beaucoup bougé, en partie grâce à l’œuvre de déconstruction de l’imposture Gbagbo à travers mon documentaire-portrait de l’ancien président Ivoirien. Son propre livre est en train de le dévoiler de plus en plus dans son visage le plus hideux et contribuer à pousser les Camerounais à lui tourner définitivement dos. Il y aujourd’hui des universitaires Camerounais qui dénonce le mensonge Gbagbo dans des débats sur des plateaux de télévision au Cameroun, sans qu’ils ne rencontrent une grande résistance. C’était inimaginable. Mes récents post sur Facebook sont largement partagés par des Camerounais sur des forums et sites d’informations Camerounais où ils reçoivent un excellent accueil. Il y a quelques années, quand mon documentaire est sorti, j’étais le Camerounais le plus rejeté et haï. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée, et tout le monde se reconnaît dans mon discours. De façon méthodique et scientifique, notamment à travers les preuves et les démonstrations sur la construction du tribalisme au Cameroun, que je mets en parallèle avec ce que Gbagbo a fait en Côte d’Ivoire, les Camerounais ont compris qu’ils avaient choisi le mauvais camp : celui d’un dictateur qui a instrumentalisé le tribalisme et la religion pour marginaliser son principal opposant (Ouattara), et stigmatiser les membres de son groupe tribal (les Malinké). Les Camerounais, qui sont eux-mêmes confrontés à des enjeux ethniques, sont en train de se démarquer définitivement du Gbagbo. Je reçois quotidiennement des centaines de messages de Camerounais qui m’encouragent à continuer à leur dévoiler le vrai visage du sinistre personnage.
Pouvez-vous justement expliquer la raison de cet attachement de certains camerounais, à commencer par Calixthe Beyala, Charles Onana et des moins connus, à la personne de l’ex-président ivoirien?
Je voudrais commencer par préciser qu’aucun des deux Camerounais que vous citez n’a jamais vécu ni travaillé en Côte d’Ivoire. L’un des deux n’y a d’ailleurs jamais mis les pieds, alors que l’autre y a passé deux séjours cumulés de trois semaines. C’est vous dire s’ils ont quelque expertise à faire valoir sur ce pays, contrairement à mon récit qui est le fruit de mon vécu, pour y avoir travaillé, cumulativement pendant plusieurs années.
Charles Onana a écrit un livre qui a fait verser une larme au panafricain que je suis. Produire tout un livre, d’investigation a-t-il affirmé, dans le seul but de démontrer qu’un Africain est un étranger dans un autre pays Africain, est pour moi la chose la plus imbécile qu’il m’a été donné de voir d’un Africain. M. Onana l’est-il justement ? J’ai cru comprendre qu’il jouit de la nationalité américaine. Mais le plus ridicule dans son livre, c’est qu’il s’acharne à vouloir démontrer que M. Ouattara n’est pas Ivoirien, au moment même où en Côte d’Ivoire la nationalité d’Alassane Ouattara n’a jamais été remise en cause. Ce qui lui a été contestée, c’est plutôt son éligibilité à la présidence de la République. Mais voyez-vous, ne suivant cette actualité ivoirienne que de très loin, Charles Onana n’a pas été capable de se rendre compte qu’il était hors-sujet, ce qui est bien pitoyable. Ce monsieur est partie de cette caste d’intellectuels Africains à qui l’anticolonialisme dogmatique a obstrué toute forme de lucidité. Ils se sont contentés du discours de Gbagbo et leur dogmatisme a fait le reste. Ils ont été bernés. Autrement, avec un brin de lucidité, la réalité du régime Gbagbo n’aurait résisté à aucune analyse sur la réalité de son anticolonialisme : il n’a jamais demandé la fermeture de la base militaire français ; il n’a jamais fait le moindre discours indiquant qu’il souhaitait sortir du Franc CFA ; il a concédé le port d’Abidjan à Bolloré de gré à gré ; il a accordé des concessions pétrolières à la filiale de Bouygues (Foxtrot) qui avait également les plus gros marchés des travaux publics à Abidjan. Vu l’intelligence que laisse transparaître Charles Onana dans ses écrits, il n’aurait jamais supporté l’imposteur Gbagbo s’il avait eu connaissance de tous ces faits concrets et irréfutables. Mais aveuglé par un anticolonialisme fanatique et donc forcément « imbécilisant », il n’est jamais allé au-delà du discours de Gbagbo. Bien dommage pour un journaliste qui se dit d’investigation.
Pour ce qui est de Calixthe Beyala, je pense qu’il s’agit là-aussi de l’expression de cet anticolonialisme dogmatique. Mais dans son cas singulièrement, les autorités actuelles en Côte d’Ivoire, ont porté plainte contre madame Beyala afin qu’elle vienne justifier d’un chèque de 200.000 Euros (132 millions CFA) qu’elle a reçu de la présidence de la République sous Gbagbo. Elle a déclaré dans les médias que cette somme correspond à des droits d’auteur que Gbagbo lui devait. Peut-être devrait-elle accepter de répondre à la convocation de la justice ivoirienne, ce qui nous permettrait d’en savoir plus sur ces fameux droits d’auteur, et de laver définitivement son honneur. Tant qu’un doute persistera sur ces 200.000 Euros que Gbagbo lui a remis, elle aura du mal à refuser aux gens de penser que le zèle avec lequel elle défendait Laurent Gbagbo sur les plateaux télé français n’était pas totalement désintéressé.
Chose curieuse, le Cameroun n’est pas au mieux de sa forme politique mais la politique inter-ivoiriens préoccupe au mieux à Yaoundé. Quelles sont les raisons?
Sur cette question, je vous ferais remarquer que la plupart des médias qui s’intéressent beaucoup à la crise ivoirienne (Afrique Média et Vision4 notamment) sont contrôlés par le régime du dictateur Biya. Or il est assez courant que ce genre de régime use de diversion pour ne pas laisser le temps au peuple de s’interroger sur le désastre de son propre quotidien. Il n’est donc pas exclu que la stratégie qui a consisté à focaliser l’attention des Camerounais sur la crise ivoirienne ait été pensée au plus haut sommet de l’Etat.
Mais la dernière présidentielle a refocalisé les Camerounais sur leur propre situation. Il est donc de moins en moins question de la Côte d’Ivoire dans les médias camerounais.
Contestez-vous le sens panafricaniste de Laurent Gbagbo? Pour vous quelle réalité doit revêtir le panafricaniste?
Si l’on s’en tient strictement aux faits, Laurent Gbagbo n’a posé aucun acte qui permettrait d’affirmer son panafricanisme : a-t-il fait adopter par son Conseil des Ministres l’exemption de visa d’entrée en Côte d’Ivoire pour tous les Africains ? a-t-il fait adopter par le parlement un amendement qui affirmerait la disponibilité de son pays à abandonner tout ou partie de sa souveraineté au profit de l’unité de l’Afrique comme c’est le cas de la Constitution de quelques pays comme le Mali ? Bien sûr que non. Au contraire, ce à quoi l’on a assisté, c’est des discours xénophobes et fascistes. La stigmatisation des étrangers Africains qui a conduit à l’assassinat de ces milliers d’Africains (Burkinabés, Maliens, Guinéens, Sénégalais, Nigériens, etc.) documentés dans mon film.
Pensez-vous que les Juges de la CPI ont tendu un piège à Laurent Gbagbo par rapport à ses militants et suiveurs?
D’abord quand on parle de la CPI, il faut donner quelques précisions. La CPI ce n’est pas un tout. Il faut distinguer le bureau du procureur qui poursuit Gbagbo et les juges de la CPI qui eux, ne sont ni pour, ni contre personne.
Pour revenir à votre question qui fait peut-être allusion à la rumeur sur la libération de Gbagbo, c’est l’ex-Chef de l’Etat lui-même, avec ses avocats, qui sont depuis des mois dans une stratégie de manipulation de l’opinion et des journalistes. A force de le répéter, ils ont fini par convaincre tout le monde de l’extrême faiblesse des preuves à l’appui des charges, et donc de imminence de l’inexorable libération de Gbagbo. Autrement, tout ce qui se passe actuellement à la CPI, les nombreuses demandes de libération provisoires ou même la demande faite à la Cour, à ce stade de la procédure, de déclarer un non-lieu, relève des procédures prévues dans le fonctionnement normal de la CPI. Ce sont les avocats de Gbagbo qui, par pure manipulation, font penser qu’il s’agit d’une demande à laquelle la Cour a accédé du fait de la faiblesse des preuves du procureur.
Le constat que l’on peut faire, c’est que les réactions des partisans de Gbagbo à Abidjan, à la suite des rumeurs de sa libération, n’ont pas rendu service au prisonnier. On a assisté à des scènes de chasse aux partisans de Ouattara par des hordes de pro-Gbagbo déchaînés. On en a vu, dans des vidéos largement diffusés, se réjouir de ce qu’ils vont enfin pouvoir reprendre l’assassinat de musulmans. S’adressant aux partisans de Ouattara, d’autres groupes de partisans de Gbagbo ont manifesté aux cris de « nous allons vous renvoyer tous chez vous au Burkina ! ». Ces faits ne peuvent que desservir Gbagbo dans sa quête d’une libération, ne serait-ce que provisoire. Les juges, qui lui ont jusqu’ici refusé une libération provisoire au motif qu’il pourrait s’enfuir, ont désormais l’argument que sa libération est de nature à créer des graves troubles en Côte d’Ivoire.
A la lecture de cet ouvrage, quels sentiments avez-vous? Un gâchis ou bien la confirmation d’une idée que vous vous faîtes de l’homme?
e pense sincèrement que son livre, co-écrit avec un journaliste Français ne lui rend pas service. Il y a même, dans cet ouvrage, des arguments qui pourraient être utilisés par le Procureur comme preuves des discours de Gbagbo ayant instigué les affrontements communautaires et les massacres qu’on a connus sous son règne.
Des adeptes du complotisme seraient même fondés à s’interroger sur les motivations réelles et les vrais commanditaires du journaliste français qui a co-écrit ce livre avec Gbagbo. Mais je ne suis pas de ce milieu-là.
Avez-vous l’impression que Laurent Gbagbo a tiré leçons de cette épreuve (son incarcération) ou le contraire?
Mon sentiment après avoir lu son livre est que Gbagbo est resté égal à lui-même. Il n’assume rien et finalement confirme ce que me disait un de ses supporters, que les révélations contenues dans son 1er, puis dans son 2e livre, ont fini par retourner complètement : « nous pensions compagnonner avec un lion, mais son livre nous apprend qu’il s’agissait d’un épouvantail de fauve ». Le refus d’assumer, l’incapacité à avouer, semble indispensable à l’existence même de Gbagbo
Comme journaliste de la BBC, j’ai couvert les deux procès du général Moussa Traoré, l’ancien président malien renversé par ATT. Je n’ai aucune forme de fascination pour quelque dictateur, mais cet homme a gagné mon respect pour sa conduite à la barre. Alors qu’il était sous la menace de la peine de mort, il est resté digne et ne s’est jamais débiné. « J’étais le président de la République du Mali au moment des faits. La responsabilité politique de tout ce qui est arrivé m’incombe. Alors, oui, j’assume tout, même si ma responsabilité pénale reste à démontrer ». Moussa Traoré a fait preuve d’empathie pour les victimes et leurs familles ; il a présenté des excuses et demandé pardon. La Cour l’a condamné à mort et il est sorti de la salle, la tête haute. Fierté et dignité ! Et Gbagbo donc? Aucun remord ; pas un mot pour les milliers de victimes de son régime. Aucun courage politique qui lui permettrait d’assumer le moindre acte posé. Droit dans ses bottes. La prison n’a aucune prise sur lui et il est resté le même homme: xénophobe, tribaliste, chauvin, anti-panafricain, arrogant, condescendant, menteur et manipulateur. Deux qualificatifs : Indignité et couardise !
Quel regard avez-vous sur la Côte d’Ivoire?
La Côte d’Ivoire a beaucoup avancé, notamment sur le plan du développement. Si l’on ramenait Gbagbo à Abidjan aujourd’hui, il pourrait se perdre dans des quartiers qu’il connaissait pourtant bien, tant la ville d’Abidjan a été qualitativement transformée. On peut néanmoins regretter, comme le rappellent les différents rapports d’organismes spécialisés, que les fruits de la croissance ne soient pas encore suffisamment redistribués. Ceci étant, la pauvreté recule si l’on se fie aux différents indicateurs des experts.
Par ailleurs, l’on peut constater un regain de tension dû à l’exacerbation des convoitises autour de la succession à Alassane Ouattara en 2020. J’ai été pourtant frappé par un évènement très rassurant : les dernières élections municipales et régionales ont certes été marquées par des violences que l’on peut regretter, mais la gestion judiciaire du contentieux électoral est très encourageante. Les juges ont souvent rendu des décisions défavorables aux candidats soutenus par le pouvoir et ces décisions semblent n’avoir été contestées par aucune des parties. Cela pourrait augurer d’une présidentielle à l’issue moins violente que ce à quoi laisserait présager les crispations actuelles autour de cette échéance. C’est tout le mal que l’on puisse souhaiter à ce pays. La Côte d’Ivoire ne peut s’offrir le luxe d’une nouvelle guerre civile. Je reste plutôt optimiste, même si la communauté internationale (CEDEAO notamment) serait à mon avis plus inspirée à s’impliquer, sans attendre, pour aider les Ivoiriens à créer les conditions d’une présidentielle apaisée en 2020.
Réalisée par Adam’s Régis SOUAGA
Source : rédaction PôleAfrique.info