Mais quelle mouche les a piqué? Les imams de Côte d’Ivoire s’expriment rarement. Quand ils le font, généralement sur de grandes questions morales qui touchent la société ivoirienne, notamment celle de la Paix entre les différentes communautés, c’est toujours avec prudence et modération.
Ce vendredi 30 mars, toutefois, le Conseil Supérieur des imams, le COSIM, a publié un surprenant communiqué, intervenant dans une affaire criminelle qui se déroule en France. Dans un texte plein d’indulgence et de compassion à l’égard du théologien suisse Tariq Ramadan, les imams critiquent sans ambiguïté la manière dont la justice française instruit l’affaire de présomptions de viols (au pluriel) et de violences sexuelles dont il est accusé. Dans son texte, le COSIM commence bien sûr par noter « que les accusations portées contre le professeur tariq Ramadan le sont pour des faits très graves, punis par la loi, moralement inacceptables, et qui de ce fait doivent être condamnés avec la plus grande force ». Il ajoute que « au regard de la législation islamique, le viol est considéré comme une grave atteinte à la dignité de la femme ». Mais, comme pour souligner l’iniquité de la justice française, avant de la dénoncer clairement, il « insiste » sur le fait que « seule une procédure impartiale, juste et équitable, instruisant à charge et à décharge (…) pour établir la véracité ou non des faits allégués (…)» permettrait « de rendre justice soit aux accusatrices, soit à l’accusé ». Or, et c’est là le plus surprenant, les imams de Côte d’Ivoire constatent qu’« en contradiction avec des procédures similaires dans des circonstances de faits quasi identiques, le Professeur Tariq Ramadan est traité comme un coupable (…), a été placé immédiatement sous mandat de dépôt alors qu’il s’est présenté volontairement à sa convocation (Sic!) (…), a été placé immédiatement en isolement au même titre que les grands criminels (…), a été privé de parole sur la quasi-totalité des chaînes de télévision françaises, alors qu’une tribune est offerte à tous ses détracteurs (…) pour mener contre lui une campagne ardue de dénigrement et un lynchage médiatique sans précédant ». Le COSIM conclut que « face à un traitement juridique et médiatique aussi grave, le Professeur Tariq Ramadan ne bénéficie pas de la présomption d’innocence, une des valeurs cardinales du droit (…) », fait part « de sa vive préoccupation sur le traitement médiatique et juridique de cette affaire » et appelle la communauté musulmane à prier pour celui qui occupe « un rang hautement estimable à ses yeux et dans son cœur ».
Ce n’est pas faire injure à l’instance suprême de l’islam en Côte d’Ivoire de constater respectueusement que son texte, qui comprend beaucoup d’approximations, de raccourcis et d’erreurs factuelles, relève plus de l’émotion que de la raison, de la conviction que de l’examen des réalités, au risque de colporter des rumeurs plus que des faits. Il pose ainsi la question de la légitimité d’une telle intervention, comptes tenus de la nature de l’affaire, du lieu où elle se déroule et de l’immense influence du COSIM sur la société ivoirienne.
Mais d’abord, de quoi parle -t- on et surtout de qui parle -t-on, selon les descriptions contenues dans le dossier judiciaire? Tariq Ramadan a été mis en examen (inculpé) par des juges français, début février 2018, pour « viol » et « viol sur personne vulnérable », après le dépôt de trois plaintes. Les faits se seraient produits entre 2009 et 2014. Ajoutons que d’autres femmes, sans franchir le cap du dépôt de plainte, ont témoigné sous X contre Ramadan. Enfin, une quatrième plainte pour violences sexuelles a été déposée, elle, aux Etats-Unis. L’une des plaignantes, confrontée en garde à vue à celui qu’elle accuse d’être son agresseur, a mentionné une cicatrice qu’il porte à l’aine. un élément qui a mis le théologien en difficulté. Toutes parlent « d’emprise mentale » de celui qu’elles voyaient comme un guide, et dénoncent avec force détails des agressions sexuelles d’une extrême violence, pratiquées sous la contrainte, dans des hôtels en marge des conférences données par cette figure marquante de l’Islam de France. Citons la plainte de la troisième victime déclarée, mère de famille, musulmane et pratiquante, qui habite le nord de la France : « M. Ramadan a imposé des relations sexuelles systématiquement violentes et sous la menace constante de révélations des échanges qu’ils avaient eus (photographies, vidéos et messages), violences allant crescendo lors de chacune des rencontres exigées par M. Ramadan ». Son récit a un journal national français est douloureux. Elle n’avait jamais assisté à une conférence du théologien mais celui-ci l’avait contactée sur Facebook. Séduite qu’un tel personnage s’intéresse à elle, elle tombe dans une relation « dominant-Dominée » dont elle conserve des centaines de messages. Les exigences « du maître » sont chaque fois plus violentes. Une autre parle « coups de pieds, gifles au visages, aux seins, coups de poing sur les bras et le ventre (…) sodomie imposée, viols avec des objets divers, humiliations (…) ». En dehors de ces accusations gravissimes, plusieurs témoignages, notamment en Suisse, font état de la double vie de Tariq Ramadan. Le théologien semblait accumuler les conquêtes, en contradiction avec la stricte morale islamique qu’il prônait. Notamment les « 50 demandes du programme des frères musulmans de 1936 », qu’il site abondamment et fait apprendre par coeur à ses « conquêtes ». L’une de ces « demandes », particulièrement intéressante dans la circonstance, considère « la fornication comme étant un crime grave qui nécessite une sanction légale ». Lui, nie tous les faits et dénonce, y compris par l’intermédiaire de ses avocats, une camapgne de calomnie. Voilà pour la description du personnage tel qu’il ressort du dossier.
En outre, l’individu que le COSIM nomme à douze reprises dans son communiqué « le Professeur Tariq Ramadan » semble avoir quelques difficultés avec ses titres universitaires. Il a obtenu dans la douleur son doctorat en « islamologie arabe » à l’Université de Genève, après de multiples disputes, tractations, pressions (déjà), dénonciation de racisme, qui ont provoqué la démissions de trois membres de son jury (sur quatre). Son travail ne correspondait simplement pas aux cannons universitaires mais il n’acceptait pas de changer quoi que soit dans sa thèse consacrée à son grand-père, fondateur des Frères musulmans en Egypte. N’ayant même pas obtenu la mention « très honorable », il ne peut enseigner à Genève. Ni professeur, ni assistant, Tariq Ramadan voit tout de même acceptée sa demande de donner bénévolement une heure d’exposé sur l’islam par semaine à l’université de Fribourg. Un pis-aller qui lui permet de se présenter en France comme « Professeur de philosophie et d’islamologie à l’université de Fribourg ». Dans les banlieues françaises et sur les plateaux de télévisions, ça en impose. Mais Gilles Kepel, par exemple, Professeur à Sciences Po, politologue spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, dit de lui à Ian Hamel, auteur d’un livre d’enquête sur Tariq Ramadan : « C’est un produit de consommation jetable (…). Ce n’est pas un universitaire, je ne le considère absolument pas comme un collègue ».
Second sujet abordé par le COSIM, le traitement réservé par la justice française à Tariq Ramadan. Est-il « en contradiction avec des procédures similaires », au sens où l’on serait avec lui particulièrement sévère, plus qu’avec d’autres? Comparaison n’est pas raison. La mise en détention de l’islamologue a été justifiée, dit la cour, « par la crainte que celui-ci ne renouvelle les faits de viol », et aussi par celle « d’une fuite à l’étranger ou d’éventuelles pressions sur les plaignantes ou d’autres femmes ayant témoigné sous X ». En droit français, le mis en examen peut être incarcéré si les faits relèvent du crime ou du délit passible de plus de trois ans de prison. Et, pour assurer une certaine sérénité à l’enquête, la prison préventive peut être décidée. En l’espèce les juges ont considéré que laisser libre Tariq Ramadan comportait des risques suffisamment importants qui auraient pu entraver l’enquête.
Les « procédures similaires », auxquelles le COSIM fait référence sans les nommer, sont celles du ministre Gérard Darmarin et de l’ex-ministre Georges Tron. Mais elles ne peuvent malheureusement pas être comparées. Pour Gérard Darmarin, il n’y a pas eu de mise en examen suite à la plainte pour viol. Il n’y a donc pas d’affaire. Quant à l’ancien ministre Georges Tron, s’il a bien été mis en examen pour viol, les juges ont estimé qu’il n’y avait pas de risque de fuite (il est français et habite en France) ni de pressions sur les témoins. Il n’a donc pas été incarcéré jusqu’à ce que s’ouvre prochainement son procès. Dans l’affaire Ramadan, les pressions, pas uniquement du mis en examen mais de son entourage, son multiples et multiformes. Étant citoyen suisse, vivant à Londres, les risques de fuite sont avérés. Les juges ne font, en l’incarcérant, qu’appliquer la loi.
Quant à sa détention soi-disant « à l’isolement », l’administration pénitentiaire, précise la chose suivante. Elle se fait « dans un quartier spécifique », compte tenu de « la forte médiatisation de l’affaire et de la personnalité du prévenu. Tariq Ramadan dispose des mêmes droits que les autres. Il n’a pas de cellule plus grande, pas plus d’heures de parloir. Dans ce quartier on a des personnalités diplomatiques, médiatiques. Certains sont moins connus. C’est une aile de détention qui ressemble à une autre ». Il n’est donc pas à l’isolement, comme l’indique le texte du COSIM, et bénéficie d’un traitement identique, un peu plus protecteur même, que tout autre détenu.
On me reprochera sûrement de réagir « en français ». Je répondrai « oui ». Mais pas en français-chauvin-qui-veut-défendre-son-pays-attaqué. À vrai dire, chacun peut bien penser ce qu’il veut de la France, des français et de leur comportement qui n’est pas toujours tout à fait exemplaire. Si je me permets cette expression contradictoire, c’est plutôt, déformé que je suis par la philosophie des lumières, les idéaux républicains et la laïcité, en défense de certaines valeurs. L’égalité des hommes et des femmes en fait partie. La justice et la précision des faits, également. Le COSIM aurait sûrement dû examiner tous ces détails avant de décréter solennellement que « le Professeur Tariq Ramadan ne bénéficie pas de la présomption d’innocence » ou que le traitement qu’il subit est « en contradiction avec des procédures similaires dans des circonstances de faits quasi identiques ». Ce serait simplement léger, si le sous-entendu de racisme contre un prévenu musulman n’était pas si limpide. Les autorités françaises pourraient trouver cela moyennement à leur goût.
Laissons la justice française faire son travail, en dehors de toute pression. Car si les anti Ramadan se sont largement exprimés, les « pro » mènent une campagne pugnace sur les réseaux sociaux et dans les médias qui semble porter ses fruits. Le risque, pour peu qu’on le considère comme tel, est de se faire démentir par la tournure des événements, notamment si celles que le COSIM nomme « les accusatrices » étaient reconnues par la justice française comme des victimes.
Philippe Di Nacera
Directeur de la publication