C’est la première fois que j’entends exprimer sur la place publique une opinion sur le rapport de la CDVR. Une dame, liée au monde de la justice transitionnelle a dit « Nous sommes un peu déçu du rapport de la CDVR » La raison ? « …il ne contient pas de témoignages sur ce que les victimes ont vécu ». Il est vrai qu’il y a des chiffres qui prétendent donner une comptabilité de la souffrance subie. Mais ils restent froids sans les personnes qui les incarnent et qui ont vécu les événements.
N’ayant pu retrouver le corps de son fils unique mort durant la guerre 14-18, le poète Kipling a écrit à propos des soldats inconnus « Connus de Dieu seul ». Cela est vrai des souffrances inconnues.
Face au silence de notre société, il me faut dire merci. Mais il importe d’aller plus loin en posant deux questions. Pourquoi notre peuple ne s’intéresse pas à ces témoignages ? Notre peuple est-il prêt à supporter ces témoignages ? Ce silence nous parle. Faisons parler ce silence. Allons donc au-delà de la déception.
Entre la vérité et les dédommagements ou indemnisations, qu’est-ce qui peut mobiliser les nôtres ? J’imagine ce que certains peuvent dire. A quoi servira la vérité ? Est-ce qu’on mange la vérité ? La vérité n’est-elle pas un couteau qu’on veut retourner dans notre plaie nationale ? Il serait facile de critiquer nos compatriotes et leur matérialisme. Cependant, sans réparation symbolique ni indemnisations concrètes, nous savons tous que la réconciliation ne serait pas complète. Aucune douleur ne peut s’apaiser toute seule quand tous les jours le dénuement ou les besoins imposent leur présence et leur demande. Faute de les écouter, les ressentiments finissent par imposer leur voix. Là n’est donc pas la question. La vérité ou les indemnisations, voilà une fausse alternative. Aussi, dans leur grande sagesse, les nôtres se disent à bon droit : que j’ai au moins une indemnisation pour ce que j’ai perdu dans une tourmente nationale dont je ne suis pas l’auteur.
Il faut bien admettre aussi qu’existe une longue tradition de stoïcisme ivoirien. Nous sommes habitués à supporter et à nous en remettre à la sagesse de nos dirigeants. Nos parents disent même qu’un garçon pleure dans son ventre. Ces témoignages ne seraient-ils pas une manière de pleurer en public ? La catharsis est valable pour tous mais seules les femmes sont autorisées à pleurer en public à l’occasion des funérailles. L’homme qui pleure comme elles, est soupçonné de ne pouvoir le faire à la manière des hommes, c’est-à-dire en assumant les responsabilités qui viennent avec le malheur.
Mais plus fondamentalement, notre société est-elle prête à recevoir les vérités contenues dans les témoignages ? Que va-t-elle en faire ? Que peut-elle en faire ?
Une bonne intention est de protéger la société contre des vérités qu’elle ne peut supporter. Pourquoi la maintenir dans la crise en lui agitant sous les yeux et sous le nez ses conséquences ? Mais alors, qui doit décider de sa capacité ? Si elle n’est pas mure pour supporter les vérités de sa propre histoire, faut-il la maintenir dans cette sorte d’infantilisme et même de pusillanimité ? Après ce que nous avons vécu, ne sommes-nous pas assez forts pour nous regarder dans le miroir de l’introspection ? Ne sommes-nous pas assez imaginatifs pour donner du futur à tous ceux qui redoutent le passé ?
Mais je comprends très bien que nous ne soyons pas prêts. Il faudrait pouvoir se regarder dans les yeux, entre quatre yeux diraient certains, mais en tout cas pas comme le feraient des borgnes. Quand je regarde comment la justice se fait, dans laquelle on ne poursuit qu’un seul camp, je comprends que nous ne sommes pas prêts car la vérité pourrait ébranler les piliers de la société. Au lieu de la conforter, elle s’effondrerait. Tel n’est pas évidemment le but de la justice transitionnelle. Qui veut connaitre la vérité ? Qui a intérêt ou pas à ce qu’on la connaisse et la dise ?
Dans tous les cas, les témoignages des victimes sont remplacés par les réquisitions des procureurs et les avocats de victimes sont bien placés pour plaider leur cause.
Le guitariste et chanteur Anoma Brou Félix disait que la vérité rougit les yeux mais ne les casse pas. Ici, je crois qu’on a peur qu’elle ne les casse. Ceux qui ne veulent ni les rougir ni les casser savent qu’il suffit de les fermer ! Cela peut susciter de la déception, comme nous venons de le voir, mais cela a aussi un précieux avantage. On peut ouvrir les yeux à tout moment quand on le voudra.
Quand on ouvrira alors les yeux, j’espère que ce ne sera pas pour régler des comptes laissés en suspens. Nous venons de rendre hommage à Zadi Zaourou en mettant sur la place publique ses chroniques des temps qui tanguent. Il nous dit, au moins, deux choses importantes. Un : « Celui qui cherche un frère sans faute reste sans frère ». Deux : « Si tu veux la paix, digère la haine ». Avec quel estomac digère-t-on la haine ? Il nous laisse chercher et trouver !
Quelle sera alors le rôle de la vérité ? Comprendre pour réconcilier. En effet, si nous ne comprenons pas que nous sommes tous responsables de ce qui nous est arrivé, que notre histoire y est impliqué jusqu’au cou, nous trouverons quelques coupables à condamner. Ou, nous nous condamnerons mutuellement sans créer les conditions de la paix. C’est à nous de faire que la mémoire soit la mère qui accouche de l‘avenir, que la générosité soit sa tante bien aimée.
A défaut de naitre de nouveau comme toute mort symbolique le propose, nous pourrions au moins être guéris. Or, sans vérité, aucune guérison durable n’est possible. Nos parents disent qu’une plaie qu’on soigne sans enlever la croûte qui la recouvre ne peut guérir.
Consolons-nous à l’idée que le temps qui est le père de la mémoire est l’autre nom de Dieu. Ceux qui ont parlé durant les auditions de la CDVR seront entendus un jour dans des conditions plus favorables.
Je me réjouis de ce que je viens de lire dans une église de la place. Le thème de l’année 2016-2017 est : « Toi, laisse là ton offrande et va d’abord te réconcilier avec ton frère ». Les offrandes, ce sont tous ces exploits que nous réalisons et offrons à notre ego national. Le « toi », c’est chacun de nous tous, du plus humble au plus puissant. Il nous interpelle et nous apostrophe. A chacun d’entendre la voix qui l’énonce. C’est avec une égale urgence et autorité que résonne le « d’abord » divin.
L’insistance presque stridente de ce thème ne provient-elle pas du fait que le thème de l’année dernière n’ait pas été entendu ? Il nous invitait à la miséricorde : « Soyez miséricordieux comme votre père céleste est miséricordieux ». « Suis-je le fils de mon père ? » précède « Suis-je le gardien de mon frère ? »
On conviendra qu’être un peu déçu est une forme d’hommage. Celle-ci s’accompagne de ce que disaient nos bons vieux instituteurs, « Peut mieux faire !»
Il faut craindre que, n’ayant pas obtenu la vérité, nous soyons, en plus déçus des indemnisations à venir. Devant l’ampleur des dégâts et la limitation des moyens matériels, la dimension morale aurait pu apporter beaucoup à la société dans son effort de reconstruction humaine. Hélas !