Il ne s’est pas encore adressé directement aux Ivoiriens depuis son retour, le 17 juin dernier. Mais, durant cette douzaine de jours, l’ancien Président ne s’est pas privé de leur envoyer comme des « cartes postales ». Chacune porte son message, toujours politique. Chacune s’adresse à quelqu’un en particulier. Toutes, par ce qu’elles expriment, et aussi par ce qu’elles omettent d’exprimer, laissent un vague sentiment de malaise.
On s’interrogeait sur l’état d’esprit de l’ex-chef de l’État alors qu’il revenait au pays après dix ans d’incarcération à La Haye, un procès à la Cour Pénale Internationale et un acquittement. Ces « cartes postales » sont comme ces coups de pinceau d’un artiste peintre qui, pris individuellement sont incompréhensibles, mais regardés dans leur ensemble commencent à prendre sens sur la toile. Et le moins que l’on puisse dire est que la toile proposée par Laurent Gbagbo est, à ce stade, assez sombre. Voire inquiétante ?
Reprenons dans l’ordre chronologique :
La première carte postale est symbolique, mais significative. Le refus de passer à son arrivée par le pavillon présidentiel mis à sa disposition par le pouvoir, sous prétexte que certains de ses partisans étaient « battus et gazés », fut un geste remarqué et un message clair à destination d’Alassane Ouattara : c’est en opposant qu’il est rentré. Ce n’est pas parce qu’ADO a autorisé son retour et l’a rétabli dans son entier statut d’ancien Chef d’État, qu’il fera profile bas. Les compromis seront difficiles, pied à pied négociés.
Certains ont pensé que la vraie raison de ce geste était beaucoup plus personnelle, Laurent Gbagbo se refusant de croiser son épouse Simone qui l’attendait dans le pavillon. Mais un communiqué, publié le dimanche 20 juin par le FPI, au nom du Président Gbagbo (autre carte postale), met les points sur les i. Il dénonce « la violence policière », « les scènes de violence provoquées par les forces de l’ordre et les forces parallèles » (sic!) et prévient « que le chemin de la réconciliation sera encore manifestement long ». Même si « pour sa part », M. Gbagbo dit avoir « inscrit irréversiblement son retour dans la recherche de la paix », cette seconde carte postale, pas plus que la première, n’est très encourageante.
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Ensuite, la saga de la rupture avec Simone nous a permis d’être gratifiés de plusieurs nouvelles cartes postales de la part de l’ex-président. Elle « mélange » un peu ses partisans qui se demandent ce que cette affaire personnelle vient faire dans ce moment fort de la vie politique ivoirienne. Pour beaucoup, la fête est gâchée. De son arrivée à l’aéroport jusqu’à la demande officielle de divorce, étalée sur la place publique, son attitude vis-à-vis de son épouse a surpris. Elle n’est pas dénuée d’enseignements politiques. Notamment, son spectaculaire retour à la foi catholique, mis en scène à dessein, a permis de faire comprendre que la rupture avec Simone Gbagbo, qui elle, est évangéliste, mais aussi numéro 2 du parti politique qu’ensemble ils ont fondé, est bien consommée. De manière plus subliminale, peut-être a -t-il voulu se distancier de ceux qui, dans son entourage, l’ont poussé à tenir jusqu’au bout, en 2010, en attendant l’hypothétique « armée des anges » salvatrice.
Enfin, il y a eu cette série de reportages, dans trois médias français, Arte, France 24 et Paris Match, dans lesquels Laurent Gbagbo a été interrogé durant son voyage de retour en Côte d’Ivoire. Nous sommes, juste avant son atterrissage à Abidjan, et le message politique est édifiant : « Certains ont décidé de mettre Ouattara au pouvoir, mais pour le mettre au pouvoir il faut que la place soit vide (…) moi je me considère comme celui qui a gagné l’élection de 2010 ». En matière d’apaisement, on aurait pu espérer mieux. Puis cette étonnante déclaration quasi guerrière : « Les partis politiques en Afrique, une fois au pouvoir, ont la tentation d’être des partis uniques… donc le combat continue ». Vient enfin ce qui frise la provocation : « Si on m’arrête et qu’au bout de quelques années on me libère et qu’on dit que je suis innocent, il faut rechercher avec les autres groupes. Il faut chercher à savoir qui a tué ». Certains morts « qui ne sont pas morts, qui ne sont pas partis, qui ne sont plus sous la terre », comme le dit le poète Birago Diop, ont dû penser qu’on les tuait pour de bon, une seconde fois.
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Voici donc le florilège de signes et de déclarations, à la fois copieux et dense, que nous a servi l’homme le plus observé et le paradoxalement le plus silencieux du moment. Le diable se niche dans les détails. De ce foisonnement, et c’est bien de là que naît le malaise, nulle réelle volonté d’apaisement n’apparaît. Comme si les années n’avaient pas soulagé la rancœur. Où sont les mots et les gestes de « Paix », de « réconciliation », de « pardon »? Ils ne sont prononcés que pour dénoncer le gouvernement qui n’en ferait pas assez. Quant aux 3000 victimes de la crise postélectorale, c’est pire. Pas un mot de compassion pour les familles qui ont perdu certains de leurs membres. Acquitté ou pas, ne serait-ce pas le rôle de l’homme politique de premier plan qu’il est? Les victimes n’ont eu droit qu’à un vague autodédouanement pour rejeter la faute sur d’autres. On a du mal à reconnaître, dans ce manque d’élévation de celui qui fut le premier responsable du pays, l’homme qui après dix ans de mutisme a pris la parole, en novembre dernier, au micro de notre consœur Denise Epoté, sur l’antenne de TV5 Monde, après sa libération. Il a tout dit de la nécessaire réconciliation, de la fin de l’esprit de belligérance et du pardon réciproque indispensable. On avait aimé ce Gbagbo-là, celui qui s’adressait aux Ivoiriens pour la première fois depuis la crise post électorale. C’est bien plus mitigé pour celui qui vient d’arriver.
L’interview donnée à TV5 Monde n’était-elle donc qu’une ruse pour amadouer le pouvoir et rentrer au plus vite (certains diront une « enfarinade boulangère » de plus) ? Ou alors, s’est-il passé, durant les négociations sur le retour, des choses que nous ignorons et qui ont assombri le vieux leader politique ?
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Dernière carte postale en date, Mama, hier, au village natal de Laurent Gbagbo. Le retour de l’enfant prodigue dans le berceau familial n’a donné lieu à aucun changement de ligne. Et l’ancien président a prévenu « Je ferai de la politique (…). La démocratie c’est quand on n’est pas d’accord. Sinon ce n’est pas la démocratie ».
« La première impression est souvent la bonne… surtout si elle est mauvaise », disait souvent un de mes maîtres. Les premières impressions de ce retour au pays ne sont, hélas, pas très bonnes pour le moment. Espérons que les faits démentent au plus vite l’adage, pour le bien de tous dans ce pays.