Les candidats à l’émigration vers l’Europe, originaires d’Afrique subsaharienne, passent de plus en plus la période de transit au Maroc, au Nord du continent africain. Leur quotidien est fait de mendicité et de petits boulots afin de traverser la méditerranée, malgré les catastrophes rapportées par les médias. Ce qui interpelle la conscience collective. Pôleafrique.info livre le résultat de deux mois d’enquête sur place.
« J’ai vu l’eau (la méditerranée) deux fois. Je n’ai pas traversé parce que je n’avais plus d’argent à donner au passeur. Mais Dieu est grand. D’ici à janvier 2018, je pourrai rejoindre l’Espagne ». Confiant, John, le poing fermé sur la poitrine ne déchante pas au lendemain du reportage glaçant de la chaîne américaine CNN sur l’enfer des migrants africains en Libye. Il a peut-être raison. Nous sommes ici à Casablanca, aux encablures de l’hôpital Cheick Khalifa et de l’université Hassan II. Nous sommes en plein royaume du Maroc et non en Libye. La réalité y est différente mais pas si reluisante.
Mendier jusqu’à récolter 1,3 million de F CFA
Dans cette rue, il est fréquent de voir des candidats à l’émigration clandestine mendier aux feux tricolores. Certains jours, c’est une jeune dame, portant un bébé au dos, qui fait la manche. D’autres jours, des jeunes hommes. Leur point commun est d’être originaire d’Afrique subsaharienne et candidats à la traversée pour rejoindre l’Europe, l’Eldorado selon leur entendement. Ils sont souvent vêtus de vieilles loques ou avec le même vêtement, des jours durant.
John, venu de Lagos depuis six mois, la capitale nigériane est de ceux-là. Son envie de traverser commence comme suit. Il ne franchit pas le cap de l’université lorsqu’il est contraint de travailler pour subvenir à ses besoins. « J’étais lycéen. J’ai dû abandonner mes études pour travailler car mes parents n’ont pas les moyens pour subvenir à mes besoins. Avec les petits boulots, j’ai pu amasser un peu d’argent pour l’Europe où je sais que j’aurai un mieux-être. Malheureusement, l’argent est fini en cours de route. Je suis donc bloqué ici. J’espère qu’avec la mendicité je pourrai poursuivre mon chemin. C’est beaucoup d’argent pour traverser », indique John, en tenant soigneusement son boubou par le bas pour éviter qu’il traîne.
En parlant de beaucoup d’argent, le jeune candidat à l’émigration vers l’Europe n’amplifie rien. Selon les informations recueillies auprès de plusieurs sources dont les migrants eux-mêmes, c’est avec 20 mille dirhams marocains que s’organise le voyage. Soit 2000 euros ou encore 1,3 million de F CFA.
A l’Ancienne Médina, le marché africain au cœur de Casablanca, il est courant d’appréhender les jeunes mendiants. Ils ne viennent pas ici pour quémander. Mais plutôt pour échanger la petite monnaie récoltée aux feux tricolores, en billet de dirhams.
A côté de la mendicité, les migrants africains font de petits jobs pour épargner dans l’espoir de financer la traversée. L’ivoirienne Agnès, une aide-coiffeuse au marché africain, en fait partie. Interrogée à la mi-septembre 2017, cette jeune mère de deux enfants dit être venue d’une commune d’Abidjan-Sud depuis deux ans. Elle indique avoir déjà mis de côté un peu d’argent. « Quand je vais atteindre les 20 mille dirhams, je vais les remettre au passeur. J’ai déjà pris attache avec lui. Il n’attend que moi pour organiser mon voyage », projette-t-elle. Ne craint-elle pas d’être grugée ou de mourir en mer ? Agnès répond par la négative tout en s’appliquant sur les cheveux de la cliente marocaine. « Chacun a sa chance. Mon ami a pu traverser. Il m’attend là-bas. Il dit que ça ne fait pas peur. Il faut seulement être courageux. Quand je regarde mes deux enfants qui m’attendent à Abidjan, je n’ai pas d’autre choix que celui du courage », se galvanise-t-elle.
Pour atteindre son objectif, elle doit serrer la ceinture. Un repas par
jour. Pas de dépenses inutiles. Aujourd’hui, elle a réussi à s’affranchir des dépenses en loyer et en frais de transport. « Je vivais en sous-location mais un jour contre toute attente, ma bâilleuse m’a mise dehors en plein hiver. J’ai rencontré un jeune ivoirien qui est venu se chercher au Maroc. Il connaît mon projet de voyage mais nous vivons ensemble à présent. Il me paye le transport de chez nous à la Medina».
Les candidats à l’émigration connaissent des fortunes diverses. Et les histoires ne manquent pas.Courant 2017, un jeune migrant ivoirien au Maroc, décède suite à des blessures physiques. Il est présenté sur la toile comme victime d’un accident d’où l’appel à la solidarité émis dans le temps pour ses soins. Selon la version distillée sur les réseaux sociaux, il s’est cassé la jambe en tombant du balcon de son appartement. Au Maroc, les sources sur place sont formelles. Le jeune homme, qui était un coiffeur bien connu de la communauté des migrants, s’est plutôt fracassé la jambe en sautant la grille pour tenter de rejoindre l’Europe.
« Il a été stoppé par la sécurité. Non seulement il est tombé, mais il a aussi reçu des coups. Couvert de honte, il est resté chez lui avec ses plaies. Il était trop tard quand il a été découvert avec ses blessures. Malgré la mobilisation de la communauté, il n’a pas survécu », précise un responsable d’association de la diaspora ivoirienne au Maroc. Ici, le maître mot est la solidarité, surtout lorsqu’il s’agit de la migration clandestine. D’ailleurs, pour protéger nos sources, la plupart des prénoms mentionnés dans notre article sont modifiés. La prostitution est évoquée parmi les moyens récurrents pour se faire de l’argent et atteindre les 20 mille dirhams requis.
Le système de garantie, la grosse arnaque !
Mais attention, il est difficile de voir une langue se délier sur le phénomène, si vous n’êtes pas familier à l’interlocuteur. « Chacun est venu ici pour se chercher. Celui qui parle peut s’exposer à des risques parce que les gars sont souvent violents», rétorque notre premier contact à Mohammedia, ville située à 15 minutes de train de Casablanca. Des refus polis de ce genre, nous en avons rencontrés de la mi-septembre à la fin-novembre 2017. C’est dire combien une sorte d’omerta existe autour du business.
Tout de même, nous faisant passer pour une candidate au départ, nous sommes mise en contact avec un trafiquant africain qui explique le deal. Les 20 mille dirhams évoqués plus haut, sont remis au passeur. Ce dernier s’engage à organiser la traversée avec une garantie. Si le voyage échoue il remettra les sous à un proche du migrant resté dans la ville de départ pour l’Europe. (Une utopie. Les témoignages recueillis indiquent qu’ils ne remettent l’argent ni aux victimes ni à leurs proches en cas d’échec du voyage.
Les passeurs demandent plutôt de trouver un nouveau candidat au départ pour se faire rembourser, entretenant ainsi la spirale de la traite. « Comment trouver facilement quelqu’un qui a 20 mille dirhams sur lui. On est obligé d’attendre longtemps et on finit par se décourager. En plus, si notre propre voyage a échoué, ce n’est pas la personne que nous cooptons qui réussira forcément », se résigne Martine, une congolaise rencontrée à Sidi Maarouf. Elle se résout
d’ailleurs à se concentrer sur son petit commerce.
Mais tout le monde n’est pas Martine pour se résigner. Agnès, la mère de deux enfants n’entend pas lâcher prise. Comme de nombreux candidats à l’émigration par la méditerranée, elle se dit prête mentalement à traverser les différentes étapes. Cela sous-entend qu’il faut emprunter le train de Casablanca à Tanger. Un voyage de six heures. Tanger est une ville marocaine frontalière de l’Espagne. Une fois à Tanger, Agnès se dit préparée à marcher pendant trois mois dans la forêt. Et ensuite, emprunter une embarcation de fortune.
« L’eau, c’est une question de chance. Mon ami qui est déjà arrivé en Italie dit que ça ne fait pas peur. Quand tu mets tes pieds en Europe, on te retient dans un camp. Tu fais trois jours de prison seulement. On s’occupe bien de toi. La croix rouge est à tes soins. En tous cas, la pirogue se renverse rarement ». L’aide-coiffeuse en est convaincue, ça marchera.
Les certitudes de ce genre sont légion auprès de la communauté des candidats à l’émigration clandestine vers l’Europe via le Maroc. Ils misent beaucoup sur l’intervention de la croix rouge en cas de danger en mer. Aussi,sont-ils nombreux les jeunes subsahariens en attente du voyage dans les quartiers dits quartiers de noirs, notamment Oulfa et Sidi Maarouf à Casablanca. Plus au Nord, à Meknès ou à Fès, vous les trouverez également dans les logements sociaux, dits quartiers de pauvres, qui équivalent en réalité aux logements de fonctionnaires en Côte d’Ivoire ou ailleurs en Afrique de l’Ouest.
S’ils réussissent, il est de coutume de voir les jeunes migrants arriver sans leurs pièces d’identité sur les côtes espagnoles ou italiennes. Il est ainsi plus facile de se faire passer pour un réfugié plus que pour un migrant économique. L’Europe étant plus ouverte au réfugié qu’au second.
La marine marocaine, plus souple ?
Pourquoi choisissent-ils le Maroc pour embarquer ? A les en croire, la marine marocaine est plus souple qu’en Libye.« Si tu as l’argent, les marins marocains peuvent te laisser passer. Ceux qui n’ont pas d’argent, on les déverse en ville. On bloque leur passeport mais au moins, on ne les brutalise pas. Ils ont la possibilité de mendier pour recommencer le voyage », précise John, le nigérian interrogé dans les encablures de l’hôpital Cheick Khalifa. Or en Libye, le traitement infligé va jusqu’à l’esclavage.
Les migrants subsahariens au Maroc qui n’entendent pas traverser la méditerranée ont un regard différent du phénomène. Ils se sentent, pour la majorité de ceux avec qui nous avons échangé, gênés. Ils estiment, à tort ou à raison, que les mendiants donnent une image dégradée des noirs. Pour eux, cela explique le racisme ordinaire dont ils sont parfois victimes. Au Sud de Casablanca, nous en discutons avec Tarik, un commerçant marocain. Il défend sa communauté.
« Le racisme est partout. Ce n’est pas une affaire marocaine. D’ailleurs, Sa Majesté aime beaucoup les migrants d’Afrique subsahariens. On sait qu’il y a de nombreux clandestins parmi eux mais ils sont libres de leur mouvement. Ils ne sont pas victimes de contrôles tous azimuts de pièces d’identité », relativise le commerçant. Toutefois, il confesse avoir plus de respect pour ceux qui viennent pour des études ou des stages professionnels.
Un diplomate ivoirien à Rabat, la capitale marocaine, interrogé sur ce phénomène migratoire explique sa complexité. « On ne peut pas quantifier le nombre d’Ivoiriens concernés car ceux qui sont inscrits dans les fichiers de l’ambassade ne sont en général pas des clandestins. Ce sont des étudiants pour la plupart. Ils sont là pour un but précis ».
Les dirigeants africains interpellés
Comment les convaincre de rester sur place lorsque ceux qui réussissent à partir semblent le mieux s’en sortir ? Oui, en usant des mêmes méthodes de traversée, des migrants sont morts en mer. Mais d’autres sont arrivés sains et saufs de l’autre côté de la méditerranée. La plupart des candidats africains à l’émigration interviewés depuis ce transit marocain, confient avoir des proches installés en occident par le même canal. Ils arrivent pour certains à gagner un peu plus, au point de procéder à des envois d’argent régulièrement dans leur pays d’origine. Ce qui constitue un motif d’émulation dans des familles africaines. Malgré les retours volontaires organisés par des pays d’origine, la vague migratoire clandestine ne s’estompe pas.
Les rapports de l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) pointent du doigt, entre autres, la responsabilité des familles. Or, selon la Banque Mondiale, les transferts d’argent faits par la diaspora africaine devraient augmenter en 2017. Ces flux atteignent les plus fortes part du PIB dans des pays comme le Liberia, les Îles Comores, la Gambie, le Lesotho et le Sénégal.
La Banque Africaine de Développement (BAD) chiffre à 65 milliards de dollars, l’argent envoyé en Afrique par les migrants africains depuis l’occident en 2016. Ce qui dépasse l’aide publique au développement chiffré à 56 milliards de dollars. Par ailleurs, elle dénombre seulement 16% de jeunes africains salariés sur le continent.
L’ivoirien Mamadou Coulibaly, professeur d’économie et président de Audace Institut, un institut économique, analyse que les jeunes migrants africains se situent dans le groupe des 84% de non-salariés. « Lorsqu’ils continuent d’emprunter la méditerranée malgré les risques, c’est un message qu’ils envoient aux dirigeants africains », estime l’économiste, par ailleurs, responsable d’un parti politique
d’opposition en Côte d’Ivoire. Pour lui, les investissements dans la
jeunesse sur le continent sont en deçà des attentes.
A Abidjan, la migration clandestine domine le cinquième sommet Union Africaine-Union Européenne tenu les 29 et 30 novembre 2017. Au contre-sommet organisé par la société civile africaine et européenne à la bourse du travail de Treichville le sujet est abordé. Les alter mondialistes indexent entre autres, l’injustice climatique et la mauvaise redistribution des richesses comme des causes fondamentales de l’émigration économique. Le financement des gardes-côtes au Magreb par l’Union européenne pour contrer l’émigration clandestine est également pointé du doigt par la société civile africaine et des ONG internationale.
Le roi du Maroc Mohammed VI, dans son discours applaudi au sommet UA-EU d’Abidjan, reconnaît l’existence d’un traquenard marocain. Cela transparaît dans son discours : « …les flux migratoires, à la faveur des conflits régionaux, sont souvent la proie de réseaux de trafics divers, allant des stupéfiants aux filières terroristes. Mon pays, le Maroc, en fait les frais depuis longtemps et aujourd’hui encore, nous le répétons, l’heure est à l’action. » Pour ce faire, le roi préconise que la politique européenne en matière d’immigration « évolue ».
Se présentant comme leader africain sur la question migratoire, il
entend soumettre ses propositions lors du prochain sommet de l’Union Africaine. Mais déjà, il rappelle avoir soumis au sommet de juillet 2017 de l’Union Africaine, les premiers jalons de ses propositions. Ils s’articulent autour de quatre axes : « national, régional, continental et international ».
Il faut noter que les subsahariens présents au Maroc ne sont pas tous candidats à l’émigration clandestine. Certains sont bien installés et voient leurs affaires prospérer. Ils évoluent, entre autres, dans le commerce et les centres d’appels. Les Sénégalais, d’ailleurs, ont la possibilité de travailler dans le secteur public selon des accords entre le Sénégal et le Maroc. Une forte communauté d’étudiants africains y réside également, légalement.
La réalité de l’émigration irrégulière devrait inviter les chefs d’Etats et de gouvernement africains à multiplier les mesures incitatives pour que les jeunes abandonnent cette quête de l’eldorado européen. Avec souvent à la clé, la mort.
Nesmon De Laure, envoyée spéciale
Source: Pôleafrique.info