Ce discours du 6 août 2018 ne passera pas inaperçu. Il restera un moment fort de la vie publique de la Côte d’Ivoire, un de ceux que l’histoire aime retenir. Pour l’heure, il s’apparente à un coup de tonnerre rafraîchissant dans une atmosphère politique de plus en plus suffocante, ces derniers temps, à Abidjan.
Le Président Ouattara aime, décidément, être où on ne l’attend pas. Il a, une nouvelle fois, surpris, hier soir. Il prononçait son traditionnel discours à la nation, à la veille de la fête d’indépendance du 7 août. Un discours classique. Du moins au début. Auto-promotion du bilan et mise en exergue des valeurs de la Côte d’Ivoire. Incontournable en la circonstance. Et puis, l’attention du téléspectateur a été réveillée, peut-être par un changement imperceptible dans le ton du Président. La voix s’est faite plus grave, plus forte. Également, une formule inattendue a créé une rupture dans son discours : « Mon rôle en tant que Président de la République est aussi d’être continuellement à votre écoute, de trouver les voies et moyens de renforcer la cohésion nationale et de parachever l’œuvre de réconciliation. A ce propos, j’ai pris bonne note de vos suggestions et de vos attentes ». Nous avions eu, cette fin d’après-midi, comme un pressentiment que quelque chose d’important se préparait : un conseil de ministres extraordinaire avait été convoqué, à la surprise générale, alors qu’aucun ordre du jour n’était rendu public. Surprise et interrogations accentuées par le porte parole du gouvernement lui-même, le ministre Sidi Touré, qui, pour tout compte rendu, s’était contenté de renvoyer les journalistes au discours du chef de l’Etat qui allait bientôt suivre.
Le Président, usant de ses prérogatives constitutionnelles, a donc annoncé sa décision de signer la fameuse amnistie que beaucoup, dans l’opposition, de l’ancienne à la toute récente, réclamaient. 800 personnes voient les poursuites ou les condamnations à leur encontre supprimées d’un trait de plume présidentiel. 800 personnes et quelques symboles qui font mouche : Simone Gbagbo, condamnée à 20 ans de prison pour crimes de guerre, Soul to Soul, en prison préventive pour avoir abrité chez lui, à Bouaké, une cache de six tonnes d’armes, plusieurs hauts dignitaires du régime Gbagbo, toujours en exil. Tous pourront retrouver leur totale liberté de mouvement, ici et ailleurs.
À cela s’ajoute une seconde surprise, non moins importante tant elle était réclamée par toutes les oppositions et exigée par la cour africaine des droits de l’homme : la réforme de la Commission électorale indépendante, avant les prochaines échéances municipales et régionales.
Le troisième élément n’est plus une surprise. Le Président ne briguera pas un troisième mandat, fusse -t- il le premier sous l’égide de la nouvelle Constitution, et entend « transférer le pouvoir de façon démocratique à une nouvelle génération en 2020 ». Position de sagesse s’il en est sur le continent africain.
Trois décisions qui, d’une pierre, font plusieurs coups : le Président reprend ainsi la main qu’il semblait avoir perdue ces derniers temps; il démontre qu’il est et reste le patron en Côte d’Ivoire ainsi que le maître des horloges; il coupe l’herbe sous le pied de tous ceux, opposants, alliées de plus en plus distants et soutiens qui n’en sont plus vraiment, tiraient ces mêmes fils pour s’attaquer au « régime Ouattara »; si le Président était déjà destiné à entrer dans les livres d’histoire ivoiriens en tant qu’acteur majeur des 30 dernières années de la vie politique du pays, il installe, avec ce discours, le sentiment que ce jugement historique pourrait être positif.
De Guillaume Soro à Affi N’Guessan en passant pas Jean-Louis Billon et d’autres pontes du PDCI, ils n’avaient que les mots « réconciliation », « paix », « amnistie », « libération des prisonniers politiques », à la bouche. Ils en faisaient, de plus en plus, un casus belli avec le chef de l’Etat et son gouvernement, un angle d’attaque et de différenciation. En un discours, Alassane Ouattara a renversé la table. Ils prônaient la « vraie réconciliation », lui l’a faite. Certains dénonçaient une « dérive totalitaire », les voilà bien embêtés avec leur outrance. Que vont-ils faire? Ils ne peuvent qu’approuver. D’aucuns diront que le temps de la réflexion a été long. Trop long, sûrement. Que cette décision a été prise sous l’effet d’une pression grandissante de l’opinion publique et d’une partie toujours plus importante de la classe politique, au lieu d’être mûrie « à froid », en toute maîtrise de la situation. Son effet n’en est pourtant pas moins important. Cela pourrait même être décisif quant au regard que les ivoiriens, de plus en plus grincheux à l’égard du Président, pourraient porter sur ses deux mandats.
Ne boudons pas notre double plaisir.
En tant qu’observateur de la vie publique, on ne peut qu’admirer le coup politique magistral. Il rappelle certains mouvements aussi inattendus et décisifs qu’aimait pratiquer le Président français, François Mitterrand, passé maître dans l’art de bouger ses pièces sur l’échiquier politique. Personne aujourd’hui ne manque à l’appel pour applaudir les décisions d’Alassane Ouattara. Même parmi les plus durs de ses opposants.
En tant qu’ami de la Côte d’Ivoire, on se met de nouveau à rêver à une élection plus sereine en 2020 et à une Côte d’Ivoire enfin en paix avec elle-même.
Sur l’échiquier de l’histoire, Alassane Ouattara s’est, hier soir, imposé.
Philippe Di Nacera
Directeur de la publication