Didier Leschi est le Directeur de l’Office Français de l’Immigration. On apprend par sa bouche, à la faveur d’une interview qu’il a accordée à une chaîne d’information en continu en France, notre confrère BFM TV, que les ivoiriens sont dans le groupe de tête des personnes demandeuses de l’asile à la France. « Sur les 124 000 personnes qui sont en demande d’asile en France, les syriens ça n’est que la quinzième nationalité, bien après d’autres nationalités, comme les ivoiriens qui sont bien devant les syriens (…). Les Algériens, plus 26% de demandes d’asile, plus 35% pour les maliens, plus 68% pour les ivoiriens, alors que l’on parle aujourd’hui du décollage économique de la Côte d’Ivoire avec des taux que la France envierait en termes de dynamisme économique ». Rappelons que le droit d’asile est accordé aux personnes qui sont poursuivies ou risquent leur vie dans leurs pays d’origine du fait de leurs options religieuses, philosophiques, de leurs ethnies ou de leurs opinions politiques.
Cet afflux récent de demandes d’asile de la part d’ivoiriens n’a évidemment pas de sens. Personne en Côte d’Ivoire n’est politiquement menacé. Toutes ces demandes d’asile sont vouées à l’échec. Les personnes concernées, poursuivant leur galère, auront injonction de quitter la France ou seront à termes raccompagnées aux frontières.
Ce qui motive ce mouvement croissant d’ivoiriens, c’est évidement leur sentiment d’une absence de perspective dans leur pays. Ils ne voient pas leur avenir en Côte d’Ivoire. Les raisons politiques n’ont rien à voir dans la volonté de ces ivoiriens, jeunes pour la plupart, de tenter leur chance « de l’autre côté ». Maigre consolation. Car le drame de cette évasion d’hommes et de femmes dans la fleur de l’âge qui partent à travers le désert Nigérien, la Libye, la Méditerranée, c’est qu’ils prennent des risques majeurs pour leur propre vie, tout en faisant perdre à leur pays la Côte d’Ivoire, des bras, des têtes, des forces d’avenir, utiles à son développement. Autant dire que ce phénomène mérite le titre de catastrophe nationale.
Il faut écouter ceux qui partent. Dans une série de cinq articles publiés il y a quelques mois (« Moi, Ahmed, migrant ordinaire »), PoleAfrique.info a fait le récit détaillé du tragique voyage de l’un d’eux, arrivé vivant à Paris. Ils n’a pas eu peur de rencontrer la mort, même s’il l’a frôlée plusieurs fois. Mourir pour mourir, autant tenter sa chance. C’était cela, sa réflexion de départ, largement partagée par ceux qui se lancent clandestinement. Ahmed a tout vécu durant sont périple. Le pire de ce que l’on a entendu : maltraitance, enlèvement, dépouillement, travail forcé, faim et soif. Il a aussi failli mourir au milieu de la mer. Aujourd’hui, alors qu’il a dépensé plus de trois millions et demi de francs CFA dans ce voyage infernal (que n’aurait-il pu faire avec cet argent chez lui?), il vit d’expédients, de petits boulots non déclarés, et sans la générosité d’un bienfaiteur, n’aurait rien à se mettre sous la dent ni un toit sur la tête. Tout ça pour ça? Il reconnaît, finalement, que « l’Afrique est mieux » et ne recommanderait à personne de suivre son exemple.
Le surgissement de ce que l’on appelle « la crise des migrants » en Europe a poussé le gouvernement Ivoirien réagir. En réalité un ministre. Le dossier a atterri sur le bureau du Ministre Ally Coulibaly, en charge de l’intégration africaine et des ivoiriens de l’extérieur. Il a pu, au prix du déploiement d’une énergie considérable, avec son directeur général des ivoiriens de l’extérieur, Issiaka Konaté, faire rentrer au pays plusieurs centaines d’ivoiriens en détresse, notamment de Libye. Mais il doit se sentir bien seul, le ministre Ally Coulibaly. Il gère les conséquences du fléaux sans que l’on ne sente le gouvernement mobilisé dans son ensemble pour l’endiguer. Que fait-on pour ôter de la tête des jeunes ivoiriens l’idée fausse de partir quels qu’en soient les risques et les conséquences? Que fait-on pour traiter la question avec les Etats des pays limitrophes à la Côte d’Ivoire? Avec les États destinataires? Que fait-on pour démanteler les filières de migrants clandestins? Qu’attend-on pour taper un grand coup à Daloa, centre névralgique de l’organisation de ces filières du départ et de la mort, au vu et au su de tous, notamment sur le site du marché? Surtout que fait-on pour offrir des perspectives nouvelles à toute une jeunesse qui se désespère de son pays? Formation initiale et professionnelle, apprentissage, entrepreneuriat….. des actions sont menées, notamment sous l’égide du jeune ministre de l’enseignement technique et de la formation professionnelle, Touré Mamadou. Mais on sait notoirement que les formations offertes aux jeunes ne sont pas en adéquation avec les besoins du marché du travail. Un seul exemple : combien sont-ils ces jeunes en BTS « Communication-Ressources humaines » (un non sens), qui jamais ne pourront trouver le moindre poste dans une entreprise privée? C’est à l’Etat de faire le ménage. Un travail approfondi de remodelage de l’offre des formations est nécessaire. Ce sera long. Mais des signaux forts doivent être donnés.
Le Directeur de l’Office Français de l’Immigration pose une question juste. Comment ce pays, la Côte d’Ivoire, qui présente un taux de croissance à faire pâlir de jalousie n’importe quel autre pays du monde, peut-il connaître une telle fuite d’une partie de ses forces vives?
Endiguer ce phénomène devrait être priorité nationale, assortie d’une mobilisation générale, décrétée par les pouvoirs publics, chaque département ministériel prenant sa part à bras le corps. Formation, forces de police et sécurité, voire armée, diplomatie, ministères économiques et sociaux. C’est uni que le gouvernement doit présenter une politique d’ensemble, multidimensionnelle et cohérente. Une mobilisation qui seule permettra d’éveiller les consciences. On ne vaincra cette calamité nationale qu’est la fuite des jeunes ivoiriens qu’en les convaincant qu’on s’occupe réellement d’eux. Tenter sa chance oui, mais chez soi. L’émergence est bien d’autres choses qu’une seule croissance à deux chiffres.
Philippe Di Nacera
Directeur de la publication