« L’insulte, cette pauvreté de l’esprit, et le dénigrement, qui en est une facilité, sont tous deux une arme de faibles »
« Le pardon est le fil qui peut recoudre les déchirures de notre société »
Pourquoi publier ce recueil de discours, prononcés en tant Présidente du RDR depuis septembre 2017 ou comme Grande Chancelière de Côte d’Ivoire, à quelques mois de l’élection présidentielle d’octobre 2020 ?
D’abord parce que Venance Konan, le Directeur Général de Fraternité Matin et de Frat Mat éditions en a eu l’idée et me l’a demandé. Nous arrivons à la fin d’un cycle. Un changement important interviendra à la fin de cette année. J’ai trouvé sa proposition intéressante. L’échéance à venir doit être l’occasion de conforter la normalité démocratique dans laquelle se trouve notre pays depuis dix ans. Les Ivoiriens ne sont pas prêts à replonger dans les chaos anciens. J’estime qu’il est de mon devoir de prévenir ce que je redoute avec tous les Ivoiriens, je veux dire les dérives langagières, les postures guerrières, qui débouchent immanquablement sur des violences physiques. Nous en avons trop connues.
C’est pourquoi, à travers ce livre de discours, je souhaite, avant ce scrutin décisif d’octobre prochain, l’élection présidentielle, en appeler à la responsabilité de tous, dans tous les camps : citoyens, militants politiques ou responsables politiques, pour que l’élection présidentielle se déroule dans le calme et la sérénité des peuples matures. La Paix que nous avons réussi à établir est un bien précieux.
Avez-vous des inquiétudes concernant l’élection présidentielle qui approche ?
En réalité non. Mais l’agitation liée à la préparation de l’élection présidentielle, que nous avons constatée au début de cette année et à la fin de l’année dernière, a laissé transparaître une certaine fébrilité. Nous avons même eu droit, chez certains, à des écarts comportementaux ou verbaux. Mieux vaut les prévenir. De même, les réseaux sociaux peuvent agir comme une caisse de résonnance et engendrer des excès.
C’est pourquoi, il est bon qu’une voix, aussi modeste soit-elle, se fasse entendre pour en appeler chacun à la raison. Tâchons de garder la tête froide et l’esprit de responsabilité ; tâchons de faire vivre une saine émulation dans la compétition électorale.
Pour vous, qu’est-ce que la Paix ?
Il y a différentes manières de répondre à cette question.
Quand le Président Félix Houphouët Boigny, auquel je me réfère toujours, disait que la Paix est un comportement, il faisait référence à une volonté, celle des élites, des responsables, des décideurs.
Mais pour le paysan qui va tous les jours dans son champ, la Paix est une situation de fait qui lui permet de cultiver, de transporter ses produits et de les vendre à un bon prix, en toute sérénité. La Paix, c’est ce qui lui permet tout simplement de vivre et, peut-être, de faire prospérer sa famille.
Si on se place à l’échelle d’un pays comme le nôtre, qui se construit, qui cherche à bâtir son économie et à installer le bien-être dans ses populations, la Paix et la sécurité, sont les conditions incontournables de son développement. Il n’y a pas de croissance sans Paix. Il n’y a pas de commerce sans Paix. Il n’y a pas d’investissements sans Paix. Regardez les retards considérables que nous a fait prendre la décennie de crise politique, dans les années 2000. Regardez, à contrario, le bond en avant que nous ont permis les dix années de Paix que nous venons de vivre, sous la conduite du Président Ouattara. Vous voyez, la Paix n’est pas seulement une idée philosophique, comme celle de Saint Augustin, que je pourrais faire mienne, si je pense à la Côte d’Ivoire : il disait que l’amour pour un même objet rassemble autour de lui les hommes qui l’éprouvent. C’est l’idée que je me fais d’une Patrie en Paix. L’amour des Ivoiriens pour la Côte d’Ivoire, qui est incontestable, doit les rassembler et empêcher leurs désaccords de devenir des désunions, voire des haines. C’est tout le sens de la publication de mon livre. Nous, Ivoiriens, avons éprouvé dans notre chair ce que signifie l’absence de Paix. A juste titre, nous refusons de perdre ce que la Paix nous a fait gagner et nous continuons à regarder vers l’avenir.
On ne sent pas de véritable différence de tonalité entre les discours de la présidente du RDR et ceux de la Grande Chancelière. Est-ce une manière pour vous de saisir chaque intervention publique pour promouvoir la même idée de Paix dans notre pays ?
Oui tout à fait. Si les circonstances peuvent-être plus solennelles quand j’interviens en tant que Grande Chancelière, je ne suis pas différente et le message que je tiens à faire passer auprès de mes auditoires, et à travers eux, à tous les Ivoiriens, est toujours le même. Parler aux militants, s’adresser aux récipiendaires des décorations, intervenir dans des cérémonies d’Etat, c’est pour moi toujours l’occasion de répéter, sous des formes différentes, cette même idée : seule la Paix peut collectivement nous faire avancer.
Une expression que l’on retrouve dans cet ouvrage a eu, à l’époque où vous l’avez prononcée, un certain succès : « Désarmez vos paroles! ». Est-ce qu’elle résume bien votre pensée?
Oui parce que l’outrance verbale dégénère toujours en violence physique. A l’origine des violences, on trouve souvent les intellectuels, les leaders, ceux qui écrivent ou ceux qui parlent, et qui entraînent les autres, les « suiveurs », par leurs formules assassines, vers des situations envenimées et dangereuses. La phrase de Victor Hugo que j’ai placée en exergue illustre bien cette idée. L’insulte, cette pauvreté de l’esprit, et le dénigrement, qui en est une facilité, sont tous deux une arme de faibles.
Bien souvent dans vos discours vous en appelez aux femmes. Les pensez-vous plus raisonnables, plus aptes à assurer la Paix ?
Dans nos sociétés traditionnelles, les femmes ont une place éminente et une influence qui ne l’est pas moins. Y compris dans le choix des chefs, chez les Akan, par exemple. Or c’est la femme qui s’occupe de son foyer. C’est elle qui, au final, quand ça va mal, quand il y a des guerres, pâtit du manque de ressources ou pleure son enfant, son époux. Alors oui, m’adressant aux femmes, je sais à qui je parle. C’est à dire à celles qui détiennent le réel pouvoir.
Et puis, vous le savez, la place des femmes dans notre société m’importe. C’est pour moi un combat de toujours. Je ne veux jamais manquer une occasion de valoriser leur travail, leur place et d’agir pour en améliorer la condition. Le Président Ouattara, de ce point de vue, a été particulièrement vigilant.
Vous avez toujours assumé vos fonctions en tant que femme, par exemple en féminisant votre titre ; vous avez toujours incité les Ivoiriennes à prendre toute leur place dans la société et aussi dans la vie publique. Vous considérez-vous comme un exemple pour les Ivoiriennes ?
Je n’ai pas cette prétention. C’est à elles de le dire. J’ai toujours agi selon mes convictions. J’ai toujours cherché à accomplir les tâches que l’on me confiait avec détermination et le mieux que je pouvais. Ce dont je suis sûre, c’est que même dans nos sociétés, les femmes n’ont pas besoin de se transformer en homme pour travailler, assurer la réussite de leurs missions et progresser socialement. Si, m’observant, certaines estiment que j’ai pu, au cours de ma vie, ouvrir une voie et s’en inspirer, alors j’en serais heureuse et honorée.
Croyez-vous qu’une femme dirigera un jour ce pays ?
Oui, pourquoi pas ? Je le souhaite et je l’espère. Je ne sais pas si je connaîtrai ce moment. Mais il est dans l’ordre des choses dans une société saine et équilibrée.
En tant que Présidente du RDR vous n’avez pas pu empêcher le départ de Guillaume Soro de votre parti. Avez-vous vécu cet épisode comme un échec personnel à maintenir la cohésion du parti ?
Ce fut un moment douloureux, je le concède. J’aurais voulu que cela se passe autrement. Mais comme dans toute famille, certains enfants estiment devoir prendre plus d’autonomie et les parents sont souvent impuissants face à cette volonté. Toutefois, même ceux qui s’en écartent ne quittent jamais vraiment leur famille. Il y a un temps pour tout. Celui des retrouvailles viendra.
Dans votre vie publique, vous avez subi des choses très difficiles sous différents régimes : la prison, la violence sur certains membres de votre famille, les menaces de mort et l’exil pour sauver votre vie… Avez-vous pardonné ?
Oublier et pardonner sont deux choses différentes. Je ne peux pas oublier, cela est indépendant de ma volonté. Je ne vous cache pas que certaines nuits, quelques-uns de ces moments terribles que j’ai vécus reviennent me tourmenter.
Mais le pardon, c’est autre chose. Il relève de ma décision. Et oui, j’ai décidé de pardonner. Dans ce pardon, il y a plusieurs dimensions : j’ai pardonné dans mon cœur, c’est mon éducation et je suis croyante ; et je l’ai fait savoir parce que je pense que ce pardon est le fil qui peut recoudre les déchirures de notre société. Ce pardon est une nécessité pour avancer dans la Paix.
Il y a, dans ce livre, deux discours prononcés dans d’autres contextes que ceux liés à votre engagement politique au RHDP ou à votre fonction de Grande Chancelière. Il s’agit d’abord d’un discours prononcé auprès de collègues historiens africains. Quelle place, pour vous, doit tenir l’historien dans la société ?
En effet, j’ai voulu que ces discours figurent dans le livre parce qu’ils véhiculent des idées que je considère comme pouvant contribuer à la réflexion sur la Paix.
L’historien Africain, par exemple, devrait davantage s’impliquer dans les débats soulevés dans nos sociétés contemporaines. Car il sait, pour avoir étudié nos coutumes et nos traditions, y compris politiques, que nos anciens avaient développé de nombreux mécanismes pour prévenir ou résoudre les conflits entre les ethnies. Leur contribution au débat public devrait être plus intense. Je tiens de ce point de vue, la création d’une Chambre des rois et chefs traditionnels dans notre pays, comme une avancée significative pour permettre à nos dirigeants de bénéficier de ce que la tradition peut nous apporter dans les processus décisionnels et dans la prévention des conflits.
Un autre discours a été prononcé devant les anciens élèves de l’Université Cheikh Anta Diop, université que vous avez vous-même fréquentée. Est-ce un clin d’œil à votre jeunesse d’étudiante que vous vouliez faire?
Peut-être car ce fut un temps d’épanouissement intellectuel extraordinaire. Surtout, il s’agissait pour moi de rappeler que le Savoir, au sens le plus large qui soit, les échanges d’étudiants et de professeurs entre universités, entre pays, le brassage des cultures, représentent la meilleure des préventions contre les déchirures et les conflits entre les peuples.
A la fin de l’ouvrage, le lecteur trouve une originalité, à savoir une étude sémantique de vos discours. Pourquoi cela ?
C’est une idée de l’éditeur que j’ai trouvée intéressante. Vous savez mon attachement au monde académique et Universitaire. La jeune doctorante en linguistique, Carine Koné, a fait un remarquable travail. En lisant son étude on se rend compte que ce thème de la Paix traverse pratiquement, sous une forme ou sous une autre, tous mes discours. Mais je dirais, en l’espèce, que la rrépétition a une valeur pédagogique. J’ai pensé que cette étude appuyait le propos du livre.
Peut-on considérer cet ouvrage sur la Paix comme votre testament politique ?
D’une certaine manière oui. Je suis une Houphouëtiste. À ce titre, toute ma vie publique, je n’ai eu de cesse que d’appliquer les principes et la pensée du Président Houphouët Boigny : le dialogue et la recherche de Paix. Ces principes, il ne les a pas énoncés uniquement pour le plaisir d’apparaître comme un homme de Paix. Son vrai but, à travers cette recherche inlassable de la Paix, était le développement et le bien-être des peuples dans un contexte sain, à commencer par le sien. Voilà ce qu’il faut retenir du sens de ma pensée qui est l’exacte continuation de celle du Président Houphouët Boigny. C’est Pourquoi également, je chemine depuis un demi-siècle auprès d’Alassane Ouattara.
Quand aurons-nous droit à des mémoires en bonne et dues formes de Madame Henriette Dagri Diabaté ?
Je crois avoir déjà évoqué mon enfance dans le livre que j’ai publié sur mon père : « Pétrus, la gloire du photographe ». Il y a aussi un film, sorti cette année, « Henriette, l’Ivoirienne », co-réalisé par messieurs Diabaté et Philippe Calderon. Il me fait l’honneur de brosser un résumé de mon action à différentes étapes de ma vie. Je suis enfin en train de travailler à la rédaction d’un livre sur Alassane Ouattara. Cet homme, je le connais depuis cinquante ans. Avec lui, c’est un long compagnonnage. Je voudrais montrer qui est la personne derrière le technocrate et l’homme politique que les gens aiment décrire. Dans ce portrait, figure d’ailleurs le souvenir de nombreuses situations vécues avec lui. Vous le voyez, des mémoires « en bonnes et dues formes », la formule me fait sourire, ne sont pas du tout nécessaires.
Aujourd’hui, c’est suffisamment rare pour le relever, vous avez gagné le respect dans toutes les familles politiques et les Ivoiriens vous considèrent un peu comme leur « Maman nationale ». A ce titre votre parole est d’or. Que voulez-vous leur dire, au-delà du message de paix qui traverse tout le livre que vous venez de publier ?
Si vous le dites, alors c’est en tant que « maman nationale » que je voudrais m’adresser aux Ivoiriens. Avec, à la fois, un brin de sévérité, de gravité et surtout beaucoup d’amour.
Notre maison commune, reconnaissons que nous l’avons malmenée, après qu’elle fût bâtie par le plus grand d’entre nous. Depuis plusieurs années, nous la rénovons tous ensemble. Elle a repris des couleurs, elle est plus présentable, nous commençons à nous y sentir bien et à nouveau heureux ensemble. Certes, certains auraient voulu que d’autres maçons s’en occupent. Mais ceux qui sont là travaillent dur et lui ont redonné une certaine allure. À ceux qui viendront ensuite, quels qu’ils soient, je leur demande de poursuivre le travail de rénovation. Il ne sert à rien de vouloir tout gâter à nouveau pour repartir de zéro. Faisons-nous confiance. Aimons-nous mieux et plus. Continuons de bâtir la maison commune qui est notre pays. Faisons-le prospérer, ce sera au bénéfice de tous. Et que chacun y ajoute sa touche. Voilà ce que j’ai à dire à mes chers concitoyens.
Henriette Dagri Diabaté
Propos recueillis par Philippe Di Nacera