Eco-business

Interview – Porquet Désiré Jacques, producteur de palmiers à huile : « La crise ukrainienne est une opportunité pour la filière »

Mis à jour le 8 mai 2022
Publié le 08/05/2022 à 9:00 , ,

Comment se porte la filière du palmier à huile et quel est son poids dans l’économie mondiale ? Dans cet entretien, Porquet Désiré Jacques, un producteur de palmiers à huile donne quelques éléments de réponse.

 

Vous produisez entre autres de l’huile de palme, comment êtes-vous arrivez là ?

Je suis Porquet Désiré Jacques, producteur agricole de caoutchouc naturel et de régimes de palme dans un village qui s’appelle IRA après Dabou. Mon père était planteur, et depuis tout petit, j’étais avec lui dans l’exploitation familiale. J’ai grandi dans ce milieu. Depuis quelques années, j’apporte ma pierre à l’édifice en étant un producteur professionnel et en améliorant la productivité de nos spéculations.

Comment se comporte la filière du palmier à huile en Côte d’Ivoire ?

La Côte d’Ivoire est le 9e pays exportateur mondial d’huile de palme au monde. Cette performance se traduit par 175 000 ha de plantations villageoises, 75 000 ha de plantations industrielles, 45 000 planteurs villageois. Et c’est une culture qui fait vivre plus de 2 millions de personnes. Une production nationale de 2,5 millions de tonnes de régimes par an, et plus de 550 000 tonnes d’huile de palme brute, dont 70% pour satisfaire le marché intérieur, et 30% destiné à l’exportation. C’est 32 sociétés coopératives qui assurent les prestations en milieu villageois.

C’est l’une des filières les plus complètes, car elle intègre toutes les étapes de la chaîne de valeur qui commence de la production, en passant par la transformation, et pour finir à la consommation des produits comme l’huile, le savon, etc. Cependant, elle reste confrontée à certains défis, notamment l’amélioration de la productivité des petits planteurs, et l’accroissement de la production nationale de régimes et d’huile de palme brute. Mais nos responsables de la filière sont à la tâche, se battent et discutent sérieusement avec l’État pour résoudre tous ces défis.

La privatisation à laquelle elle est soumise depuis 1997, joue-t-elle un rôle dans son positionnement sur le marché africain et même mondial ?

De 1963 à 1990, 143 000 ha de palmiers à huile ont été plantés. Deux « plans palmier » ont largement contribué à ce résultat, par l’injection de financements importants. L’accroissement des superficies villageoises s’est surtout réalisé lors du deuxième plan, entre 1985 et 1990.

Depuis la privatisation en 1997, tous les financements de plantations villageoises à crédit ont été supprimés pouvant laisser craindre un relatif abandon de la culture. Mais de 1995 à 2000, on a constaté un accroissement des superficies villageoises avec un accès direct des planteurs aux semences sélectionnées à la station de la Mé. La libéralisation du secteur palmier et le libre accès aux semences sélectionnées ont favorisé l’accélération des investissements dans le palmier à huile chez les petits planteurs (cadres ou paysans).

Les acteurs de la filière se sont organisés et ont créé en 2003 l’AIPH (Association Interprofessionnelle de la filière Palmier à Huile). En 2015, elle a été reconnue officiellement par décret, comme Organisation interprofessionnelle agricole de la filière palmier à huile et regroupe toutes les composantes à savoir les producteurs (FENACOPAH-CI), la 1ère transformation (APROSAPCI), et la 2e transformation (GITHP). Comme je le disais tout à l’heure, aujourd’hui la Côte d’Ivoire est le 9e exportateur mondial, 2e producteur africain après le Nigéria et 1er exportateur africain avec 90% de part de marché de l’UEMOA en huile de palme.

En 2020, en Côte d’Ivoire, on parlait d’une filière impactée par une concurrence accrue et la forte baisse des prix mondiaux des huiles végétales. Aujourd’hui, la hausse des cours semble faire des heureux. Qu’en est-il concrètement ?

Pour les producteurs, il faut savoir que depuis plus de 10 à 20 ans, nous avons subi une baisse continue de -45% des cours de l’huile de palme. Les coûts de production en plantations villageoises ont été supérieurs au prix moyen bord-champ. Par exemple, en 1993, on était à un prix moyen du régime à 12 FCFA, et en 1999 à 37 FCFA le kilo. En 2014, nous étions à un prix moyen du régime de 50 FCFA le kilo, et en 2015, à un prix moyen de 39 FCFA le kilo.

De 2017 à 2018, nous avons connu le repos végétatif, qui est un phénomène naturel de repos général du palmier. Il n’y avait quasiment aucune production de régimes que ce soit dans les plantations industrielles ou villageoises. Cette situation a favorisé une importation frauduleuse et massive d’huile de palme, souvent frelatée, et impropre à la consommation, déstructurant ainsi le marché local.

De 2019 à 2021, nous avons également subi, la pandémie de la covid-19 avec la fermeture des frontières terrestres, et le confinement généralisé. Cela a eu pour impact l’augmentation des coûts de transport, de transit et de fret maritime, sans compter le rallongement des délais de manutention et de livraison. Il faut également rajouter une période de fort délestage et des coupures intempestives d’électricité. Avec la mise en place du programme de rationnement par zone, les usines étaient quasiment à l’arrêt et les producteurs ne pouvaient plus livrer normalement dans ces usines. Ils ont perdu une bonne partie de leurs productions de régimes, car c’est un produit périssable.

Aujourd’hui encore, dans le cadre du maintien du pouvoir d’achat des consommateurs, l’État a décidé de plafonner le prix de l’huile de palme brute et le prix du régime fixé à 80 FCFA le kilo depuis janvier 2022. Il était important de présenter l’historique des chocs subis par les producteurs, qui apparaissent pour certains, comme des capitalistes sans état d’âme. Je m’insurge contre cela. À mon avis, je pense qu’on sera obligé de revenir à un prix beaucoup plus proche du marché international.

Comment les acteurs de la filière s’organisent pour la conquête de nouveaux marchés ?

Les acteurs s’organisent en concertation avec l’État. À cet effet, le 02 avril 2022, le Premier ministre, Patrick Achi, avait officiellement lancé le Projet des Chaînes des valeurs Compétitives pour l’Emploi et la Transformation économique (PCCET), dont l’objectif est de permettre aux planteurs d’atteindre un niveau de développement qui leur favorisera une vie décente. Le PCCET est inscrit dans le programme stratégique Côte d’Ivoire 2030 qui vise à améliorer la compétitivité des chaînes de valeur du palmier à huile, de l’hévéa, de l’ananas, de la mangue et du plastique.

Pour rappel, en juin 2021, je pense que la filière palmier à huile avait entamé des concertations avec la Primature en vue de l’émergence de champions nationaux en faisant des propositions concrètes. À mon avis, le PCCET, dont le coût global est évalué à plus de 118 milliards de FCFA, doit s’opérer avec un décaissement immédiat pour la filière palmier à huile, au regard de la situation du marché international. Cela permettra à la filière d’amorcer sa résilience et devenir un acteur qui compte encore plus dans la production africaine.

 

L’Indonésie, premier pays producteur d’huile de palme au monde, exporte 60% du marché mondial. Jeudi 28 avril 2022, le pays a suspendu ses exportations d’huile de palme. À votre avis, quelle conséquence cette décision de l’Indonésie peut avoir sur les autres pays dans un contexte où le marché des huiles végétales au global est déjà sous tensions ?

Comme vous le dites, le 1er producteur mondial c’est l’Indonésie qui représente 60% (45 millions de tonnes) de la production mondiale qui est estimée à 75 millions de tonnes d’huile. L’Indonésie exporte 2/3 de sa production soit 30 millions de tonnes qui vient d’être suspendue par l’État indonésien, avec pour risque majeur la déstabilisation du marché de l’huile végétale déjà sous tension. Il faut savoir que les exportations d’huile de palme indonésienne représentent 10% de la consommation mondiale d’huile végétale, ce qui est énorme.

En Europe, 50% de l’huile de palme importée et 70% de l’huile de colza produite sont utilisées pour faire des biocarburants. L’impact sera double, d’abord le renchérissement des prix va contribuer à augmenter le prix à la consommation de l’huile et tous les produits alimentaires qui intègrent l’huile de palme dans leurs fabrications, ensuite sur le marché de l’énergie du biocarburant, la problématique de sa viabilité va se poser avec acuité.

Le principal producteur d’huile de Soja, l’Argentine devrait expédier moins d’huile cette année 2022 après une mauvaise saison de croissance du Soja. L’Ukraine est le 1er producteur et exportateur mondial d’huile de tournesol avec 50% de la production mondiale. Quant à la Russie, elle exporte 28% d’huile de tournesol mondiale, et vient d’introduire des quotas et des taxes à l’exportation pour les ventes à l’étranger. La guerre en Ukraine a stoppé toute la production mondiale d’huile de tournesol, avec une difficulté sévère d’approvisionnement pour les pays occidentaux. Ses ports sont bloqués et l’acheminement par la route et le rail restent très faibles.

Cela a conduit par exemple l’État français le 26 avril 2022, à prendre des mesures dérogatoires (sur 6 mois) auprès des industriels de l’agroalimentaire, de remplacer l’huile de tournesol dans leurs recettes de produits (chips, margarines, biscuits, etc.) par de l’huile de palme ou de colza pour juguler ces difficultés d’approvisionnement. D’où des opportunités d’investissements et de croissance pour les États africains producteurs d’huile de palme, notamment la Côte d’Ivoire.

 

L’an dernier, l’augmentation des cours mondiaux a provoqué une hausse du prix de l’huile de palme dans les marchés et supermarchés ivoiriens. Doit-on s’attendre à une nouvelle augmentation avec cette décision de l’Indonésie ?

Depuis la fin 2020, les prix des huiles végétales sur les marchés mondiaux avaient déjà plus que doublé avant la guerre Ukraine. Comme évoqué précédemment, depuis le 28 avril 2022, l’Indonésie vient de décider d’un embargo sur l’exportation de son huile de palme brute. Ainsi, le marché mondial de l’huile de palme va se retrouver avec un déficit d’environ 30 millions de tonnes. Si vous retirez brutalement 40% de la production mondiale d’huile de palme sur le marché international, le prix à l’international va continuer de monter comme une fusée. Parce que la demande provenant des pays consommateurs (USA, Europe, Chine, Inde, Pakistan, etc.) sera présente et encore plus forte.

Aux États-Unis, l’État a décidé de relancer fortement sa production d’huile de tournesol, de colza et du blé, pour doper ses exportations et tenter de réduire son déficit commercial. Comme je le disais précédemment, si vous stopper nette 40% d’approvisionnement mondial d’huile de palme sur le marché international, le prix à l’international va continuer va grimper forcément.

Dès l’annonce de la mesure de suspension d’exportation d’huile de palme brute prise par le président de l’Indonésie Joko Widodo, les prix ont flambé de 10%. Actuellement, les acteurs de la filière sont confrontés au plafonnement des prix, malgré la hausse des prix à l’international, après avoir subi, durant une très longue période, la baisse généralisée des cours mondiaux. Avec cette décision inattendue de l’Indonésie, le risque d’augmentation de l’huile de consommation est à prendre en considération. Les consommateurs seront appelés à fournir des efforts. Des discussions franches avec l’État devront se faire pour envisager l’option de déplafonnement des prix.

 

Comment contrer la pénurie en Côte d’Ivoire ?

Pour contrer la pénurie, il faudra parvenir à capter tout le potentiel que représente le marché national, régional et aujourd’hui international afin de répondre à cette future crise alimentaire. Il s’agira d’accroître fortement la production nationale de régimes et d’huile de palme brute. Il faudra mettre en place une initiative africaine de croissance et d’investissement de l’huile de palme (le lead à la Côte d’Ivoire), avec certains pays producteurs d’huile de palme de la CEDEAO et de l’UEMOA, afin de développer des alliances stratégiques et créer une synergie de production massive africaine de régimes et d’huile de palme brute.

La production ivoirienne de 550 0000 tonnes, ne représente que 2 % de l’offre mondiale, il y a-t-il des stratégies mises en place pour accroître cette production ?

En effet, la Côte d’Ivoire n’exporte pas à l’international, mais seulement dans la sous-région. La production nationale ne représente que 2% de l’offre mondiale. Comme stratégie, il faut que l’État décide d’accélérer la production nationale d’huile de palme en prenant des mesures dérogatoires, en plus de celles prévues par le code des investissements, en accordant des avantages fiscaux et des mesures incitatives à l’investissement.

Il s’agira également d’augmenter les superficies et la productivité agricole à l’hectare avec des semences à haut rendement surtout chez les planteurs villageois, et d’accroître les capacités d’usinage des huileries en vue d’augmenter les exportations et continuer à satisfaire le marché intérieur.

Les principaux leviers d’actions seront de : augmenter la production de semences locales et favoriser l’introduction de fournisseurs complémentaires de semences à haut rendement ; développer avec des pépiniéristes agréés une production de plants sélectionnés et certifiés ; supprimer les taxes à l’importation sur les intrants (engrais et autres) pour accroître les rendements à l’hectare ; encourager les jeunes et femmes à faire la culture du palmier à huile à travers un vrai programme d’entrepreneuriat agricole ; subventionner le matériel et l’outillage agricole en vue d’une mécanisation de la culture du palmier pour réduire la pénibilité.

Il faudra aussi créer une véritable niche fiscale pour les acteurs de la chaîne de valeur du palmier à huile, qui permettra de passer de 2,5 à 3,5 millions de tonnes de régimes, et de 550 000 à 750 000, voire plus d’un million de tonnes d’huile de palme brute.

 

L’Huile de palme est-elle une ressource d’avenir pour la Côte d’Ivoire ?

Il faut savoir que le palmier produit 4 tonnes d’huile à l’hectare, contrairement au colza 0,6 tonnes et au soja 0,5 tonne et le tournesol qui consomme plus de terre pour une production moindre. D’ici 2050, la population africaine sera de 2,5 milliards de personnes, donc la demande africaine devrait augmenter de 50% ce qui est énorme. Il faudra bien nourrir cette population. Aujourd’hui le secteur de l’huile de palme représente 2% du PIB ivoirien. Avec cette situation à l’international qui nous offre des possibilités de croissance, c’est une culture qui comptera fortement comme ressource d’avenir pour la Côte d’Ivoire.

Entretien réalisé par Mame Gueye

7info.ci_logo

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter 7info

L’INFO, VU DE CÔTE D’IVOIRE