– Monsieur le Président, Bonjour…
– Bonjour jeune homme.
– Vous avez 114 ans, l’âge est respectable.
– En Afrique, ce n’est rien. Vous ne pouvez pas comprendre. « Ceux qui sont morts ne sont jamais partis », ce n’est pas de moi, mais du grand poète Sénégalais, Birago Diop. Alors, je suis là et j’observe.
– Vous vous êtes fait très silencieux depuis votre départ…
– Parce que ce que j’ai vu ne m’a pas plu. Disons que c’était un silence réprobateur.
– J’en déduits que si vous sortez aujourd’hui de ce silence, c’est que vous avez des choses à dire aux Ivoiriens?
– Effectivement. Mon départ a causé, c’est bien normal, un traumatisme. Il a aiguisé certaines ambitions, ce que je comprends. Tous ceux qui prétendaient directement à me succéder, qu’ils soient proches de moi ou opposants, ont gouverné, avec plus ou moins de bonheur, notre beau pays. Nous arrivons aujourd’hui à la fin d’un cycle. Il faut qu’une page se tourne, il faut un nouveau départ.
– Trouvez-vous que le pays a été bien gouverné après vous?
– Je ne veux pas distribuer les bons ou les mauvais points. 25 ans, qu’est-ce que c’est à l’échelle d’un pays? Rien du tout! L’essentiel a été préservé. La Côte d’Ivoire, avec son peuple si chaleureux, sa culture multiple, issue des 61 ethnies qui la composent, ses valeurs, tout cela existe toujours. Ce ne sont pas les quelques écarts, liés à une lutte somme toute naturelle pour le pouvoir, qui vont changer les choses.
– Ceux qui vous ont succédé se sont tour à tour alliés ou déchirés. Cela n’a pas dû beaucoup vous plaire, n’est-ce pas?
– Non, mais je savais que ce serait temporaire. Après mon décès, il fallait que les choses se stabilisent à nouveau. Que l’on trouve un rythme, un équilibre, une respiration à la vie publique. Je crois que c’est enfin chose faite. Je vois des élections se dérouler dans le calme. Je vois des dirigeants qui travaillent. Je vois des opposants qui s’opposent, ailleurs que dans la rue. Bref, mon pays fonctionne et se développe à nouveau. Je sens comme « le parfum des débuts ».
– Mais Monsieur le Président, les Ivoiriens sont inquiets en pensant aux prochaines élections présidentielles de 2020.
– « Celui qui a vu le lion court plus vite que celui qui ne l’a pas vu ». Cette peur est légitime. Mais les hommes et les femmes qui composent la classe des dirigeants politiques ont, eux aussi, vu le lion… Pensez-vous qu’il en soit un seul qui veuille revivre ce que les Ivoiriens ont vécu?
– Donc vous pensez que les choses se passeront bien?
– Oui, mais il ne faut pas attiser les quelques braises encore rouges sous la cendre. Les mots ont un sens. Il faut les maîtriser. Certaines idées vont à l’encontre du vivre ensemble que j’ai voulu pour la Côte d’Ivoire. Les Ivoiriens veulent vivre mieux dans un pays en paix.
– La paix, vous avez prononcé le mot, Monsieur le Président. Vous avez, toute votre vie, été le promoteur de la paix, du « comportement de paix ». Toujours, vous en avez appelé au dialogue pour éviter les armes. Êtes-vous triste de ce qui est arrivé à votre pays?
– Oui beaucoup. Surtout quand je pense aux morts, trop nombreux, à leurs familles. Dieu sait que depuis la fin des années 90, il y a en eu beaucoup trop. Voilà ce qui m’attriste. Je veux leur dire que leur papa à tous pense à eux. Aux autres, je les engagent à méditer et éviter les mêmes chausse-trappes. Mais je n’arrive pas en leur vouloir. Ce sont tous mes enfants. Si je condamne les actes, je ne condamne personne en particulier. Même ce jeune Laurent, qui toujours, a été si dur avec moi. Je les savais tous un peu turbulents. Ils se sont « mal » chamaillés, comme disent les jeunes gens d’aujourd’hui. Mais depuis, ils ont grandi, ils ont mûris, ils ont été aux affaires. Ils ont vu que ce n’était pas si simple de gouverner un peuple aussi divers et qui pourtant forme une Nation. Ils ont acquis de la sagesse. Ils ne retomberont pas dans leurs anciens travers. Je leur dis, à travers vous, pensez aux Ivoirien.
– Que convient-il de comprendre dans l’expression « avoir un comportement de paix », appliquée à la situation actuelle?
– Avoir un comportement de paix n’est pas lié à tel ou tel période de la vie de notre pays. Cela commence par le dialogue, en toutes circonstances. Vient également le pardon pour ce qui s’est produit, et dont tous, nous sommes responsables. Enfin, je dirais que le comportement paix autorise les controverses, les dissensions, les oppositions mais jamais la violence, même verbale, jamais la haine de ceux qui ne pensent pas comme vous, jamais l’exclusion de qui que soit.
– Êtes-vous optimiste quant à l’avenir du pays que vous avez créé?
– Absolument. De là où je suis, je vois le temps long. Et quand je lève les yeux, que je regarde loin devant, au dessus de toutes les petitesses du monde d’ici bas, je vois un pays qui se développe rapidement; je vois un pays sur qui les regards du monde entier sont tournés; un pays riche de sa diversité et de son génie propre; je vois des Ivoiriens heureux, qui travaillent et qui exportent leurs savoirs. La Côte d’Ivoire a tout. La richesse humaine, la richesse de la terre, l’intelligence et l’élan positif. Il faut maintenant continuer dans le calme, l’ordre et la sérénité. La voie est désormais tracée.
Philippe Di Nacera
Directeur Général adjoint de 7info