Les évènements qui se sont déroulés le dernier weekend du mois août, relatifs aux obsèques de l’artiste Houon Ange Didier connu sous le nom de DJ Arafat, plus précisément à la profanation de sa tombe et sa dépouille ont suscité beaucoup d’émoi et de commentaires au sein des populations. Passés ce temps d’émotions et de réactions à chaud, au moment où les clameurs se taisent et que la lucidité regagne les uns et les autres, il importe à présent d’analyser à froid et avec un détachement objectif les faits et tirer les conséquences de ces actes faisandés.
A la lecture de la plupart des analyses sur les réseaux sociaux, il ressort de façon générale que c’est l’école, en tant qu’instance de socialisation, qui est mise au banc des accusés. La grande majorité estime qu’il faut une réforme en profondeur de notre système éducatif dans tous ses compartiments car il a failli dans son rôle d’édification du citoyen, imprégné des valeurs morales et soucieux du respect des lois de la république et des règles de vie en société.
Si cette conclusion contient sa part de vérité, je voudrais pousser l’analyse plus loin pour identifier les origines lointaines de cette crise de valeurs que nous vivons depuis maintenant plusieurs décennies, dont l’épisode de la profanation de la tombe du chanteur Arafat n’est qu’un symptôme et risque d’ailleurs de ne pas être le dernier si courageusement rien n’est fait.
Loin de moi l’intention de dédouaner l’école, je crois fermement que c’est la société toute entière qu’il faut repenser ; ce sont nos principes, nos modèles, nos croyances, ce que nous valorisons aux yeux de tous que nous devons (re)interroger. Quelles valeurs fondent nos actions ? Quel modèle de réussite sociale est présenté aux jeunes aujourd’hui? En quoi nous croyons ? Quelles leçons les jeunes générations doivent-elles tirer des agissements quotidiens de leurs aînés ? Quels enseignements le citoyen lambda doit comprendre des actes de nos dirigeants, de nos gouvernants et de la classe politique toute entière ? Où sont passés les élites et les intellectuels ? Quelle place accordons-nous à DIEU, à la religion, au sacré et à la morale dans notre société ?
C’est connu et on ne peut nier l’évidence, l’école connaît des maux et a ses insuffisances. Mais c’est une institution sociale, autrement dit, elle évolue dans un environnement, dans un contexte qui n’est pas détaché des réalités sociales. L’école ne fonctionne pas ex nihilo. Elle est à l’image de notre société. C’est le modèle de société que nous vendons qui se traduit à l’école, qui reste fortement impactée par les mutations sociales. Donc accuser l’école essentiellement sans regarder le contexte dans lequel elle évolue c’est faire preuve d’une myopie cognitive caractérisée par une mauvaise foi intellectuelle.
Les valeurs sociales, civiques et citoyennes sont en crise. Et chacun de nous a participé volontairement ou pas, à cet état de fait. Aujourd’hui, ce qui nous est donné de constater, c’est que les modèles qui sont valorisés sont aux antipodes des valeurs morales. Ce sont les médiocres qui sont mis au-devant tandis que les travailleurs acharnés et assidus sont laissés pour compte. Quand quelqu’un est admis à un concours, on cherche à connaître « son réseau » par ce qu’il devient de plus en plus inconcevable (à tort ou à raison) dans notre société qu’on puisse obtenir un succès par son travail uniquement. C’est le culte de la médiocrité et des récompenses sans efforts. Nous sommes tous devenus des militants actifs du Parti Ivoirien du Moindre Effort.
Nos aînés de leur côté aussi, ne donnent plus l’exemple habitués qu’ils sont chaque jour aux frasques dont les journaux se font les choux gras. La loi sur les partis politiques dit qu’on ne peut militer en même temps dans deux partis en Côte d’Ivoire. Mais pour des intérêts personnels et égoïstes pour garantir « leurs mangements » certains politiciens foulent aux pieds cette disposition sans aucun état d’âme. Qu’est-ce que les plus jeunes doivent comprendre ? Qu’on peut violer la loi pour sa pitance quotidienne sans être inquiété. Ne soyons pas étonnés des actes de violence des enfants dits microbes même si c’est à condamner. Chacun cherche « son mangement » au mépris des lois.
L’impunité et la corruption se sont érigées en mode de gouvernance. C’est constamment que les gouvernants violent nos lois sans être inquiétés. Petit exemple qui est plus visible ; vous ne verrez jamais un cortège officiel qui ne roulera pas en sens inverse sur la voie alors que le code la route l’interdit. Nos dirigeants ne doivent pas se mettre au-dessus de la loi car en le faisant c’est une porte ouverte à l’anarchie et au désordre. Les scandales de corruption se succèdent dans nos sociétés sans que cela n’émeuvent qui que ce soit. Récemment l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP) a sanctionné une vingtaine d’entreprise en leur interdisant de soumissionner à des appels d’offre publics pour une période de trois ans pour acquisition irrégulière de marchés. Mais nous savons que les gros bonnets eux sont protégés. Suivez mon regard (attention je louche oh). En Côte d’Ivoire, depuis quelques années, on a l’impression que c’est un seul petit groupe d’entreprises qui répond aux critères d’obtention des gros marchés publics.
La violence verbale et physique a envahi le milieu politique. La roublardise et le reniement sont devenus les maîtres mots de l’action politique. Pour l’organisation d’une simple réunion politique, on a noté mort d’homme récemment à Korhogo. Des élus de la nation sont passés maîtres dans les injures publiques visant mêmes les parties intimes de leurs adversaires. Tous les hommes politiques ivoiriens sont devenus maîtres boulangers habitués à rouler adversaires, alliés et populations dans la farine. La parole donnée n’est plus respectée. Les promesses électorales sont reléguées aux calendes grecques. Aujourd’hui, c’est très souvent qu’on entend dire par les jeunes que pour réussir on n’a pas besoin d’aller à l’école, il faut juste prendre les armes pour se rebeller. Le pensent-ils vraiment ou sont-ils en train de dénoncer l’opulence insolente et illégitime dans laquelle baignent les anciens animateurs de la rébellion ? Et dans cette atmosphère de dégénérescence généralisée que font les élites et les intellectuels ? Motus et bouche cousue de peur de subir les courroux du pouvoir. La première caractéristique morale d’un intellectuel c’est l’humilité ensuite vient le courage (c’est un avis propre). Ce sont des mauvais signaux qui sont renvoyés aux jeunes et des mauvais modèles et contre-valeurs qui leurs sont proposés. Que voulez-vous attendre de ces jeunes ?
Par ailleurs, la famille, premier cercle de socialisation de l’individu est elle-même en déconstruction. Des parents démissionnaires ou pire, ils encouragent ouvertement les actes répréhensibles de leurs progénitures. Comment exiger de son enfant encore sur les bancs de l’école d’assurer le paiement de telles ou telles charges à la maison. C’est un déni de ressources. C’est à la maison que l’enfant apprend à dire, « bonjours, s’il vous plaît, excusez-moi, pardon, bienvenue, au revoir, etc. ». Toutes ces civilités commencent dans le cercle familial si ce n’est pas fait, l’école aura du mal à l’inculquer.
Enfin, quelle place occupe Dieu, la religion et le sacré dans notre société. Une nation qui ne croit en rien est vouée à la perte. Les évènements récents de 2002 et 2011 ont montré comment la religion et le sacré importaient peu pour beaucoup. C’était couramment qu’on a vu des édifices religieux saccagés ou incendiés, des ministres de Dieu intimidés et menacés, certains ont même perdu la vie durant ces moments. Récemment dans une paroisse à Cocody, une jeune secrétaire dévoué aux œuvres de Dieu a été lâchement et crapuleusement assassinée. L’être humain est sacré. Or le sacré ne fait plus peur aux ivoiriens. La banalisation à outrance de tout a conduit à cette situation. Comment voulez-vous que des adolescents aient peur de déterrer et déshabiller un cadavre s’ils ont été habitués à voir des corps jonchés les rues à chaque crise politique? Loin de moi l’idée de justifier ou légitimer cet acte barbare d’un autre âge, je tente simplement comme vous de me l’expliquer.
Il faut une véritable renaissance de la société ivoirienne par les valeurs. Chacun doit jouer le rôle qui est le sien : la famille, l’école, les dirigeants et la société.
La société ivoirienne doit faire sa catharsis pour mieux rebondir. Nous devons rebâtir une société plus juste, plus équitable où chaque citoyen a ce qu’il mérite, où les meilleurs sont félicités, récompensés et valorisés. Nos dirigeants doivent mettre fin au népotisme et au favoritisme pour donner les mêmes chances à chaque citoyen. La vie politique doit être moralisée. Il faut que chacun fasse à son niveau le deuil de la médiocrité et de la fainéantise pour se mettre résolument au travail. Il faut instaurer l’éducation par les modèles et par l’admiration pour faire rêver les jeunes générations et leur redonner espoir en ce pays. C’est à un véritable sursaut moral et spirituel que j’appelle.
Abidjan le 2 septembre 2019
Arsène KOUAME, Diplômé des sciences de l’éducation à l’ENS.