A l’heure où j’écris ces lignes, est en train de se passer à l’assemblée nationale de Côte d’Ivoire une chose suffisamment grave qui risque de déteindre sur la vie politique de ce pays, durant de longues années. La nouvelle loi sur la presse que nous avons combattue en mai dernier et qui a été retirée par le gouvernement, a été réintroduite, presque en catimini, sans tambours ni trompettes (cette fois-ci), sans qu’aucune ligne n’ait été modifiée. En mai, nous avions dit et je le répète aujourd’hui, que cette nouvelle loi constitue une menace grave pour la liberté d’expression en Côte d’Ivoire.
Des nombreuses dispositions de cette nouvelle loi, nous retiendrons celle-ci : « Est puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 300 000 à 3 000 000 de FCFA, quiconque par voie de presse ou par tout autre moyen de publication : incite au vol et au pillage, au meurtre, à l’incendie et à la destruction (…), à toutes formes de violences exercées à l’encontre de personnes physiques et morales (…) ; incite à la xénophobie, à la haine tribale, à la haine religieuse, à la haine raciale et à la haine sous toutes ses formes ».
Le postulat de protection des individus contre le vol, le meurtre, la haine, etc. est beau et juste, j’y suis favorable, mais quelque chose ne vous a pas échappé dans cette phrase ? Ce petit amendement de quelques lignes constitue un recul historique pas seulement de la liberté de la presse, mais surtout de la liberté d’expression. En effet, il pose trois problèmes. Un : il vise quiconque, donc tout le monde et pas seulement des journalistes. Deux : il vise « tout autre moyen de publication », donc vos murs, nos murs Facebook, les groupes Whatsapp, même vos affichages dans vos quartiers. Trois : le contenu qu’on donne « à la haine sous toutes ses formes » est malicieux. C’est un long serpent de mer juridique comme « l’offense au chef de l’Etat » qui fait partie des facteurs qui continue de plomber notre classement au tableau de la liberté de la presse.
Ceci m’amène à m’adresser aux députés du RDR, parti qui est actuellement au pouvoir, et accessoirement aux députés du PDCI, parti servant de béquille au RDR. Vous allez sans doute voter cette loi (à l’assemblée, pour l’heure, seule Yasmina Ouégnin s’oppose clairement à son adoption), tout en croyant faire plaisir, mais en fait, vous allez voter une loi contre vous-mêmes. Je m’explique. En 2020, dans tous les schémas possibles, le RDR ne sera plus au pouvoir à l’exécutif. Deux cas s’offriront à vous. Soit vous serez obligés de vous allier au PDCI, pour lui servir de béquille, en vue de rester dans le giron du pouvoir (les rôles seront inversés), soit vous serez contraints à l’opposition. Ne vous y méprenez pas. Alassane Ouattara, au plus fort de sa popularité en 2010, n’a pas pu gagner une élection seul, ce n’est pas un de ses lieutenants dont la popularité n’égale pas la sienne qui pourra gagner seul une élection, en 2020.
Je répète : cette loi que vous voulez voter aujourd’hui est une loi que vous votez contre vous-mêmes demain. Vous savez très bien que vous êtes très virulents quand vous n’êtes pas au pouvoir, cette loi vous sera brandie et vous comprendrez sur le tard, qu’une loi doit être impersonnelle et générale. Rappelez-vous, la loi anti-casseurs, c’est sous l’instigation de Ouattara qu’elle a été prise, quand il était Premier ministre. C’est sous Bédié qu’elle a été appliquée, justement contre les partisans du même Ouattara. Ne commettez pas deux fois la même erreur.
Pour finir, j’aimerais attirer votre attention sur un fait indéniable. Que cette loi passe ou non, aucun pouvoir en Côte d’Ivoire ne pourra maintenir indéfiniment des journalistes en prison, dans le cadre d’écrits ou de paroles prononcées dans l’exercice de leurs fonctions. Regardez autour de vous ! Même le Cameroun de Paul Biya, le pays de l’un des derniers dinosaures de l’autocratie africaine, n’arrive pas à maintenir en prison, un journaliste. Votez cette loi si ça vous dit, mais demain, quand le bâton retournera contre vous, il sera difficile de convaincre un journaliste que vous étiez « possédés ». Parce que je vous aurais prévenus. Oh honte !
André Silver Konan