Analyses

Un sénat pour quoi faire? / Philippe Di Nacera

Mis à jour le 4 mars 2021
Publié le 10/04/2018 à 12:18
L’institution d’un sénat en Côte d’Ivoire, pour la première fois depuis l’indépendance du pays en 1960, ne manque de susciter des interrogations et aussi, il faut bien le reconnaître, de donner aux oppositions un os de plus à ronger contre le gouvernement.
 
Un sénat? Pour quoi faire? Il ne servira à rien! La preuve, c’est que le Sénégal vient de le supprimer! Il coûtera des fortunes au budget de l’Etat! Il y a d’autres priorités! On a très bien vécu sans lui pendant cinquante ans! Ce n’est pas la préoccupation des Ivoiriens!
 
Pourtant, jeudi prochain, le 12 avril, le Président de la République de Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, installera solennellement cette nouvelle institution de la République à Yamoussoukro.
 
Il suffit pourtant de lever -un peu- les yeux, de regarder au delà de nos frontières, en Afrique (au Cameroun, par exemple) ou ailleurs, pour se rendre compte, de l’intérêt que peut avoir un sénat, c’est à dire l’introduction du bicamérisme dans un pays. Sans entrer dans les polémiques ni présumer de ce que cette nouvelle institution sera en Côte d’Ivoire, ne pourrait-on s’intéresser à ce qu’elle devrait être, du moins à ce que l’on pourrait souhaiter qu’elle soit? Car les institutions, si elles naissent dans des textes constitutionnels, ce sont des hommes qui les font vivre. Elles deviennent ce que l’on en fait et ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas.
 
J’ai eu la chance d’observer de près le fonctionnement du sénat français lorsque j’ai dirigé la rédaction de la chaîne parlementaire française, Public Sénat. Installée au cœur du système, cette chaîne était un excellent promontoire pour se rendre compte de l’apport de la seconde chambre dans le travail parlementaire. L’institution est pourtant moquée, en France aussi. Peu comprennent vraiment son utilité. Nombre d’expressions populaires (« un pas de sénateurs ») ne manquent pas de souligner la lenteur de ces parlementaires qui prennent leur temps pour travailler. Eux, disent « pour réfléchir ». On les dit « vieux », « conformistes », voire « réactionnaires », « immobiles », « ventripotent ». On taxe le sénat de « cimetière des éléphants » car les vieux politiciens aiment bien y finir leur carrière. La caricature est facile. Le Général de Gaulle lui-même n’a -t-il pas précipité sa chute lorsqu’il a voulu supprimer le sénat au profit d’une assemblée hybride, issue de la fusion de cette seconde chambre avec le Conseil économique et social? Les français on rejeté cette drôle d’idée, ce qui a provoqué le départ immédiat du Général de la présidence de la République française.
 
Si, à l’Assemblée Nationale, les députés représentent le peuple, c’est à dire directement les citoyens qui les élisent pour voter la loi, les sénateurs eux, représentent les collectivités locales (communes et conseils régionaux). Il sont élus par les conseillers municipaux et régionaux et les présidents de ces exécutifs. Élus d’élus, ils regardent les problèmes avec plus de recul. D’aucuns emploient le mot « sagesse » que l’on oppose volontiers la « fougue » des députés. Cela s’entend dans les débats au sein de l’hémicycle, où le ton des uns n’est pas celui des autres. Et le droit d’amendement, strictement identique dans les deux chambres, permet aux sénateurs d’approfondir, équilibrer, arrondir, polir les textes issus de l’Assemblée. Même quand celle-ci a le dernier mot, il en reste toujours quelque chose. En France, à l’Assemblée Nationale, la majorité parlementaire s’exprime. Le sénat peut être de la même couleur politique ou, comme aujourd’hui, d’un autre bord. Dans les deux cas, il joue souvent ce rôle de modérateur qui bénéficie aux lois. Si le sénat ivoirien joue ce rôle, sa contribution à l’évolution de la société sera positive.
 
Un autre aspect du travail parlementaire sert la réflexion collective. Il s’agit des rapports parlementaires. Les députés et, à partir de maintenant, les sénateurs, peuvent se saisir, ou être saisis par le gouvernement, individuellement ou collectivement, de sujets divers, souvent dictés par l’actualité ou, simplement, approfondir une question donnée, complexe ou technique. Ces rapports préparent, en amont, les évolutions législatives. Ces travaux sont souvent remarquables. Mais il a été constaté, en France, que les rapports sénatoriaux sont de meilleure facture, mieux travaillés, plus approfondis. Une matière non négligeable qui propose des orientations pour permettre au législateur de se prononcer en connaissance de cause.
 
Enfin, il y a une fonction fondamentale du travail parlementaire qui elle, sert la démocratie : le contrôle du pouvoir exécutif par le législatif. L’instauration d’un sénat devrait améliorer ce contrôle. C’est ce qui est souhaitable pour la respiration démocratique d’un pays. Un rôle que les parlementaires ivoiriens rechignent encore à pleinement endosser. Encore faut-ils qu’ils en aient les moyens. Moyens matériels mais aussi juridiques. Sans aller jusqu’à imaginer un sénat aussi puissant qu’aux Etats-Unis, par exemple, les sénateurs auront ce même droit. Ils devront s’en saisir.
 
Les Etats-Unis d’Amérique ont un régime présidentiel dans lequel la séparation des pouvoirs est stricte et le pouvoir législatif fort. C’est une question d’équilibre. « Le pouvoir arrête le pouvoir », disent les professeurs de droit. En Côte d’Ivoire, l’équilibre des pouvoirs n’est pas aussi évident. Le Parlement ne « fait pas le poids », face à l’exécutif. L’institution d’un sénat serait sûrement l’occasion d’entamer une réflexion sur la place, le poids et le fonctionnement du parlement ivoirien, aujourd’hui bicaméral. Rehaussé de nouvelles procédures et prérogatives il ferait avancer encore la démocratie ivoirienne.
 
Tels sont les espoirs que l’on peut mettre dans l’avènement de ce nouveau sénat en Côte d’Ivoire. A ceux qui en ont maintenant la charge de faire prospérer cet espoir.
Philippe Di Nacera
Directeur de la publication
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