Je l’ai dit. Je n’étais pas le seul à le dire. On peut en effet dire que cette élection américaine est historique. Elle pouvait l’être en plusieurs sens. Elle l’est aujourd’hui dans le sens d’historiquement embarrassante.
L’ébullition électorale risque de se transformer en tempête postélectorale. Je ne dis pas guerre postélectorale. Chacun, en Amérique comme dans le monde, a ses raisons et sa manière de s’exprimer, de protester, d’exulter. Avec ce monde unipolaire et triomphant, tout le monde entier suit de près les élections américaines car il y va de notre avenir à nous tous. La tension devait être telle qu’on a recouru à Nostradamus pour départager « la blonde » et la « brute ». La défaite de Clinton ne prend sens que confrontée à ce que Michael Moore appelle « Trumpland », dans un contexte de profonde division. Mais, la victoire de Trump doit être mise en rapport avec la situation internationale.
Tous les vents ne deviennent pas ouragan. A certains on donne le plus souvent des noms féminins malgré leur caractère destructeur. Mais d’autres permettent aux bateaux à voile d’avancer parfois sur des mers moins hostiles. Quand la mer est démontée, elle ne doit pas s’étonner qu’on soit remonté contre elle ! « Faire du vent » pendant les élections peut conduire des gens à se boucher les narines après que les bureaux de vote ont livré leur verdict.
Certains pensent qu’il revient au nouveau président de rassurer ses compatriotes. D’autres disent que c’est à Clinton de tenir et orienter ses troupes pour que la transition soit calme.
Sous ce rapport, on se demande ce qui est le plus important à retenir dans le discours de la candidate malheureuse. Elle a clairement concédé sa défaite. Cependant, quand elle dit qu’il faut avoir l’esprit ouvert et donner une chance à Trump de diriger, ce dernier qui l’a traitée de « mauvaise » (nasty) et de menteuse impénitente la croira-t-il et nous demandera-t-il de la croire ? Il est vrai que Trump a lui aussi été l’objet de propos désobligeants mais c’est lui qui dirige et a besoin de réussir.
Le cœur de cette intervention est la phrase suivante « Fighting for what is right is worth it » (Se battre pour ce qui est juste en vaut la peine). Elle a répété « En vaut la peine ». Ce propos a même été cité et repris par Obama qui s’apprête à faciliter la transition entre le nouvel élu et lui, malgré les propos peu amènes échangés.
Demain les esprits chagrins pourraient dire qu’elle a, par un message crypté ou subliminal, encouragé les jeunes à refuser le résultat des urnes. Trump serait le dernier à s’en plaindre. N’a-t-il pas clairement dit « J’accepterai les résultats si je gagne ». A-t-on besoin de traduire « Je n’accepterai pas si je perds » ? Déjà qu’il voulait la faire juger, il aura une raison supplémentaire. Il a répété à plusieurs reprises que les élections étaient truquées (rigged). Pourra-t-il empêcher un jour ses détracteurs qui veulent le délégitimer de le soupçonner d’avoir triché et de s’y être préparé en criant au loup pour se couvrir et camoufler ses propres manigances ?
Obama a raison de dire qu’après les élections, quels qu’en soient les résultats, le soleil se lève. Oui, mais quel soleil ? Ce soleil se lève sur quel jour ? C’est à la fois une affaire de réalisme et de rêve, de république et de personne, de droit et de psychologie.
Un commentateur a fait observer que les Clinton, cravate pour l’un, robe et revers de veste pour l’autre, portaient le violet qui est la couleur des deuils. Il est vrai que pour Hillary, c’était en même temps un discours d’adieu. Mais s’adressait-elle à elle-même et faisait-elle sa propre oraison funèbre ? Comment concilier l’idée de mort et celle de la vie ? Celle-ci n’aspire-t-elle pas à se poursuivre quand celle-là demande réalisme et peut-être cynisme. Mariage et obsèques politiques, ce n’est pas la même chose. Evidence ! Nous les Ivoiriens pouvons-nous souvenir de la phrase de notre vénéré premier président : « Je suis resté sur le parvis de l’église avec mes fleurs fanées ». Les fleurs étaient fanées en raison du mariage raté avec la France mais pouvait-il venir avec sa propre couronne ? Il fut assez pragmatique pour savoir comment survivre avec succès !
Les hommes passent et les institutions restent. Mais peut-on leur en vouloir d’éprouver désespoir, frustration, et ressentiment ? 56 % des sondés américains, nous apprend-on, sont soucieux et effrayés par la victoire de Trump. Cette angoisse se voit et s’entend aujourd’hui dans les rues des villes américaines.
Qu’on pleure avec Clinton ou triomphe avec Trump, quelle est la suite ? Quelle perspective ? Elle s’éclaire à la lumière de deux principes démocratiques : d’une part, le consentement qu’on peut fabriquer en manipulant l’opinion, mais qu’on ne peut obtenir par la force, comme cela est impossible dans le viol, et d’autre part, le droit à l’expression ou à la résistance. La division du pays est confortée par le fait que Clinton a obtenu environ deux millions de voix de plus que Trump dans le vote dit populaire différent du système des grands électeurs en vigueur.
Tel est le sens du texte modeste et puissant de Leslie Knope qui peut se résumer en quatre actions : reconnaitre, ne pas accepter, combattre et vaincre. Elle a une formule plus tranchante encore « Il est le présent, c’est triste, mais il n’est pas le futur ». Des pancartes disent « Not my President » (Pas mon Président), distinguent entre « le » et « mon ». Le Sénateur Tim Kaine, colistier de Clinton, a cité l’écrivain William Faulkner “They killed us, but they ain’t whopped us yet” (Ils nous ont tués mais ils ne nous ont pas encore écrasés).
Aux jeunes qui protestent, Obama demande de le faire pacifiquement. Mais une journaliste interroge l’une d’entre eux : pourquoi n’êtes-vous pas sortis en masse voter pour votre candidat ? Question embarrassante ! Mais aussi dérisoire, comme toutes les tentatives d’explication de la défaite ! Est-ce parce qu’on ne s’est pas réveillé tôt pour prendre son train ou celui de l’histoire que le désir de voyager disparait ? Evidemment, on peut attendre à la gare pour le prochain train. Mais perd-on le droit de maugréer d’avoir raté le train, d’occuper son temps en attendant le prochain ? Le chef de gare entendra le bruit que font les passagers en transit pendant que le pouvoir lui aussi est en transit ! Imaginez des supporters éméchés d’une équipe anglaise en transit !
Quelle perspective alors pour l’Amérique ? « Notre campagne n’a jamais été à propos d’une personne ou même d’une élection. Elle concernait le pays que nous aimons et la construction d’une Amérique qui soit optimiste, inclusive, et généreuse » a dit Hillary Clinton, en ajoutant le droit à l’expression et à l’égalité.
Un journaliste célèbre a parlé de « cancer sur la démocratie » américaine au cours d’une émission télévisée (GPS). Quelle chimiothérapie faut-il appliquer puisqu’en démocratie la chirurgie n’est pas permise ? Un cancer est mortel, nous le savons tous. Va-t-il se résorber tout seul avec le temps ? Que faire donc pour éviter la métastase ? La dramatisation est à la mesure de la division profonde du pays. Alors ?
Il ne s’agit pas simplement d’oublier des insultes du genre : fourbe, menteuse, corrompue et désagréable. Ce n’est pas le plus difficile. Il s’agit d’affronter des questions proprement politiques susceptibles refermer les plaies individuelles et collectives.
D’abord, au lieu de parler de « protestataires professionnels », Trump pourrait s’inspirer du grand Félix quand il s’est vanté de nous avoir sorti du trou. Il lui a suffi de dire qu’il avait trop parlé pour que nous comprenions qu’il s’excusait. Après tout, on ne peut demander à un pouvoir de se déshabiller et faire du strip-tease ! Trump en aura-t-il l’intelligence et la force morale ? Donnera-t-il raison à ceux qui doutent de lui ?
Demeurent alors toutes les menaces proférées contre Hillary, contre les immigrés, les femmes, les musulmans, les journalistes, en un mot le « Trumpland », sa terre promise et annoncée. Bernie Sanders vient de le prévenir qu’il sera son « pire cauchemar s’il touche aux minorités », la NAACP qu’elle sera à ses côtés ou en face de lui. Naturellement, ses partisans pourront dire que c’est sur ce programme de division et de controverse qu’il a été élu. De jeunes lycéens auraient déjà entonné le slogan « white power » et appelé à mettre en œuvre son projet de mur.
Voilà synthétisée la dimension américano-américaine de cette élection historique. Une autre dimension, celle qui est internationale, nous intéresse et nous implique davantage.
Pr Séry Bailly